sexta-feira, 3 de junho de 2011

René Descartes, « Lettre à Elisabeth » du 6 octobre 1645

Petun_thevet
Madame,

Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s’il est mieux d’être content et gai, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou s’étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l’exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l’acquisition dépend de notre libre-arbitre, et la satisfaction d’esprit qui suit de cette acquisition. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n’est-ce pas toujours lorsqu’on a le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s’apercevant qu’ils sont faux.
René Descartes, « Lettre à Elisabeth » du 6 octobre 1645



Comme on peut le soupçonner par l’en-tête « Madame », il s’agit d’une lettre adressée par Descartes à la princesse Elisabeth exilée alors en Hollande (après qu’elle ait été chassée de son pays par la guerre de Trente ans). Celle-ci avait lu et annoté l’oeuvre de Descartes, ce qui lui donne l’occasion d’approfondir, d’éclaircir ses pensées. Le texte est écrit à la première personne, ce qui laisse supposer une proximité de pensée avec sa lectrice.

Ce qui est exigé au bac s’appelle problématique et argumentation du texte :

Qu’est-ce qui nous rend heureux ? Il semble exister une alternative que Descartes formule de manière abrupte: Le souverain bien peut-il s’identifier à la joie ou est-il lié à une vie consacrée à la pensée?
Pour résoudre le problème, l’auteur énonce clairement les trois conditions à observer pour atteindre le bonheur.
- Savoir qu’est-ce qui nous rend malheureux, et combattre ces obstacles à notre bonheur.
- Se débarasser de certains plaisirs qui entravent sa recherche: la vie joyeuse et la gaité
- Existe-t-il une méthode qui nous rendrait véritablement  « contents? » C’est la recherche de la vérité

Vocabulaire à expliquer pour relever l’intérêt du texte :

Le « souverain bien » désigne ici le bonheur. Il est généralement assimilé à la vie heureuse comprise comme un but, une finalité à laquelle doivent conduire toutes nos actions. Ce sens fait référence à la philosophie des stoïciens dont Descartes conseille par ailleurs la lecture à Elisabeth (en particulier De vita beata de Sénèque). Tout homme désire ce bonheur, cette » félicité » ou « satisfaction intérieure », cette « béatitude ». Descartes en fait la fin ultime de la morale, en particulier dans le Discours de la méthode lorsqu’il énonce  la troisième maxime de la morale provisoire : nos efforts ont pour but de nous rendre « contents ». Quel est ce « contentement » ? De quoi sommes nous contents ? Beaucoup le confondent avec la joie et la gaité, d’autres l’espèrent dans le plaisir éprouvé à la satisfaction de certains désirs. Descartes veut montrer que le souverain bien ne se confond pas avec la joie  : c’est l’enjeu moral de connaissance et de maîtrise de soi.

Etude ordonnée du texte :

1/ Je me suis quelquefois proposé un doute …
Il ne s’agit pas ici du doute méthodique qui est le fil conducteur du Discours de la méthode, même si Descartes nous dit y avoir quelquefois réfléchi. Ce doute est simplement une alternative possible entre deux idées qui s’opposent sans que nous puissions réellement trancher. C’est l’opposition entre « imaginer »/ » ignorer » et  « concevoir »/ »connaître » . Le but est de savoir ce qui nous rend heureux : Vaut-il mieux imaginer, ou vivre « en se repaissant de fausses imaginations » ou bien  connaître la vérité, avoir plus de considération et de savoir afin de se juger et de se mesurer aux autres ? Cette alternative correspond respectivement ici à deux notions qu’il faut expliquer : la joie et la tristesse. La joie s’applique ici à des biens ephémères que Descartes dénonce comme les biens c’est-à-dire ce que l’on possède comme biens matériels et extérieurs à nous mêmes. Certains hommes croient posséder plus que d’autres. Mais il y a pire, il s’agit aussi de tous les biens, dont l’acquisition dépend de notre libre-arbitre c’est-à-dire de nos pensées, de nos qualités intérieures, et là aussi certains se croient mieux dotés que d’autres ! Ces hommes s’illusionnent : on sait que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » et  « que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont pas coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont » (Discours de la méthode). Se croire supérieur aux autres est donc une sotte prétention, que ce soit au niveau de l’accumulation des biens matériels comme d’une prétendue supériorité intellectuelle ; de plus on ne ment pas seulement aux autres mais à soi-même, on se nourrit d’illusions.
La difficulté de s’estimer à sa juste valeur comporte cependant le risque  qu’on devienne plus triste, comme si les illusions nous berçaient de gaité. Quelle est cette tristesse qui nous envahit lorsque nous nous estimons à notre juste valeur ? Faut-il fuir la tristesse en se laissant aller aux plaisirs qui procurent la joie ? Si je pensais que le souverain bien fût la joie répond Descartes qui écarte aussitôt cette hypothèse. En effet la joie résulte soit d’un contentement facile (les vapeurs du vin ou du tabac), soit d’une « vraie satisfaction d’esprit » . La première façon que cite Descartes de se rendre joyeux correspond à celle des « brutes » qui s’étourdisent dans des plaisirs faciles et éphèmères de joies médiocres et passagères ; ce n’est qu’une gaité superficielle, le fait de ceux qui  noient leurs déplaisirs, qui s’illusionnent eux-mêmes en laissant subsister l’ amertume intérieure.

2/ Mais je distingue entre le souverain bien…
Il existe une seconde façon de se rendre joyeux et d’engendrer la satisfaction d’esprit. Descartes distingue cette satisfaction de l’esprit et le souverain bien dans la mesure ou la première suit necessairement le second (qui suit de cette acquisition). Comment expliquer ici le souverain bien et sa conséquence ? Le souverain bien est l’exercice de la vertu en donnant ici au mot son sens latin de virtu, force intérieure, puissance et maîtrise de soi. C’est un exercice et non quelque chose qui nous est donné, elle s’acquiert par des efforts, des répétitions, bref, un apprentissage. Or, ce dernier  dépend de notre libre-arbitre affirme Descartes, c’est-à-dire de l’usage que nous faisons de notre liberté. A la manière des stoïciens, il nous est possible de distinguer les choses qui dépendent de nous de celles qui nous sont extérieures. Réaliser par le pouvoir de notre volonté les premières renforce notre liberté dans nos actions et nos pensées : nous agissons conscients et résolus, voilà notre force, voilà la vertu. De cela suit  la satisfaction d’esprit.
 
C’est une plus grande perfection de connaître la vérité la solution du doute est alors explicite, mieux vaut connaître la verité sur soi-même que de s’illusionner en se croyant supérieur et mieux loti que les autres. La recherche de la connaissance de soi est le commencement même de la vertu, la condition de l’usage de la liberté. Il faut alors être conciliant et prêt à accepter une certaine tristesse qui découlerait de la connaissance de nos défauts, notre désavantage, pour pouvoir remplacer une joie médiocre et passagère par un contentement réel et durable. Nous ne sommes pas parfaits mais capable de nous perfectionner par la force de notre esprit. Il en résulte une véritable satisfaction que Descartes nomme  grande perfection.
Descartes précise la nature plus profonde de ce « contentement » : le ris (rire) et la gaieté ne sont pas « toujours » un signe de satisfaction intérieure.Rire, ce n’est que passager et sans doute médiocre en comparaison des véritables grandes joies, ordinairement mornes et sérieuses : le sérieux est le signe du contentemen,t ce qui n’est pas contradictoire si l’on sait que ce dernier est fondé sur la réflexion. Le jugement correct que l’on peut avoir sur soi-même n’est pas la frivolité mais la justesse entre la prétention des orgueilleux et la brutalité des ignorants. On pourrait parler d’humilité en toute connaissance de soi-même.
 
3/ Ainsi je n’approuve point…
Vaut-il mieux être gai en se repaissant de fausses imaginations ? Descartes peut répondre à sa question initiale : Qu’est-ce que le souverain bien ? Ce n’est pas la joie comme ce n’est pas l’absence de tristesse je n’approuve point qu’on tâche à se tromper. Mieux vaut savoir la vérité sur soi-mêmes quitte à en être attristé. Car si l’on surmonte cette tristesse passagère elle laissera place à la joie veritable et durable. Si le souverain bien n’est pas la joie, il se définit par la vertu ; et c’est de la vertu que provient la joie véritable, le contentement intérieur généré par une juste estime de soi. Les plaisirs superficiels sont illusoires, et même faux affirme Descartes, ils nous trompent en nous faisant croire au bonheur alors que la condition de ce dernier est d’acquérir la force necessaire pour surmonter les infortunes qui nous attristent. Nous gagnons alors cette force intérieure qui permet de réaliser nos qualités et, en usant de sa liberté, d’atténuer nos défauts.
Le bonheur ne dépend que de nous, grâce à la liberté de choix que nous avons, liberté de choisir la frivolité des joies passagères ou le contentement surmontant les tristesses que nous procure la connaissance de soi-même.

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