terça-feira, 15 de novembro de 2011

Une société sans conflit est-­‐elle souhaitable ?


Laurence Hansen-Löve Sujet corrigé
Prépa Sciences Po et HEC

Une société sans conflit est-­‐elle souhaitable ?

Introduction
Le conflit (du latin conflictus, choc, de « confligere », se heurter), au sens large, est une opposition, voire un combat, une lutte. Même si ce type d’opposition n’est pas toujours violent, nous souhaitons le plus souvent l’éviter, car nous le jugeons douloureux et dangereux. Nous avons à l’esprit les conflits violents, par exemple les guerres entre nations ; mais les conflits d’ordre économique sont également redoutés, car ils portent la menace d’affrontements dont le plus fort est a priori le bénéficiaire. Dans la vie privée également, nous souhaitons, dans la mesure du possible, éviter les conflits et les affrontements. Nous rêvons donc presque tous d’une société sans conflit. Toutefois, commençons par noter que la notion de « société » recouvre des réalités extrêmement diverses. La « société », en premier lieu, n’est pas la « communauté ». Une communauté sans conflit (société dite « traditionnelle ») est parfaitement concevable, mais qu’en est-­‐il d’une « société » au sens moderne de ce terme (c’est-­‐à-­‐dire une société non pas « holiste » mais « individualiste ») ? Non seulement les intérêts et les passions individuels dans le monde moderne conduisent les individus à s’entrechoquer, comme l’a bien établi Kant dans son texte fameux sur « l’insociable sociabilité des hommes » (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, (1784), 4e proposition), mais encore les classes sociales ont des intérêts diamétralement opposées si l’on en croit Marx. D’autre part, nous savons depuis Héraclite que le conflit est le ferment de tous les mouvements donc de tous les progrès, aussi bien dans l’histoire que dans la nature. Une société sans conflit serait donc comme assoupie. Mais une telle société est-­‐elle seulement envisageable aujourd’hui ? Il faudra donc se demander si une « société » (depuis la famille jusqu’à la « société des nations ») sans conflit est concevable, et si oui à quel prix. Nous verrons que de telles communautés ont existé -­‐ au moins en apparence. Mais cela ne signifie pas forcément que nous pouvons souhaiter rétablir les conditions de possibilité de telles « utopies ».

I. Oui car « le malheur, c’est la division » Cléanthe (philosophe stoïcien, 331-­‐ 232)
Les conflits sont cause de souffrance pour l’âme comme pour le corps social. Les conflits naissent de tensions exacerbées. Dans le conflit, chaque protagoniste (ou entité) tente de surmonter le conflit ; la solution la plus simple étant d’éliminer l’adversaire (ou l’instance) antagoniste.

1. Le conflit est cause de souffrance en général
Freud a montré que l’appareil psychique est gouverné par le « principe de plaisir » avant de l’être par le « principe de réalité ». Cela signifie que nous fuyons tout ce qui est source de souffrance. La souffrance est définie comme une tension qui dépasse le seuil du supportable. Les conflits sont en général douloureux, car ils constituent des tensions qui sont, selon les cas, plus ou moins pénibles, voire franchement insupportables. Toute personne saine tente soit d’éviter soit de surmonter les conflits psychiques. Il en va naturellement de même pour le corps social. Toute société tend à éviter ou à surmonter les conflits. Au niveau d’une famille, cela signifie que l’on tentera de réduire ou de nier les oppositions, dans la mesure du possible. Dans les cas de crises insurmontables, par exemple dans un couple, on ira vers le divorce, ou bien l’affrontement deviendra -­‐ potentiellement -­‐ violent. Au niveau d’une société moderne, les sources de conflits sont permanentes, mais elles s’expriment sous forme d’affrontements en principe non violents (contestation, manifestation, grèves etc..) en démocratie. Dans les régimes de type autoritaire, les conflits sont résolus par tous les moyens violents dont l’Etat a le monopole... non légitime ! Au niveau international, les conflits tournent fatalement à la guerre si les rapports de force sont équilibrés. Dans le cas contraire, toutes sortes de violence (impérialisme, terrorisme...) expriment, mais sans les résoudre, ces conflits sans issue apparente (cf. conflit israélo-­‐palestinien, etc.).

2. Les conflits violents sont l’un des grands fléaux de l’humanité.
Les grandes guerres internationales, depuis l’antiquité jusqu’au XXe siècle, ont décimé et martyrisé les peuples, tout en épargnant en général ceux qui les commanditaient (les chefs d’Etat). Il est donc clair pour tous les progressistes et philosophes depuis les Lumières que l’urgence est désormais l’instauration d’une Communauté Internationale imposant à tous les peuples le règlement pacifique de leurs conflits. Tel fut l’objet du Projet de paix perpétuelle de Kant (1795). L’ONU aujourd’hui tente avec plus ou moins de succès d’atteindre cet objectif. Mais les guerres civiles (guerres entre communautés au sein d’un Etat, comme au Soudan ou en Somalie) et les guerres des chefs d’Etat contre leurs propres peuples (Libye, Syrie, Yémen, etc.) ont aussitôt pris la relève. Dans le monde occidental démocratique, les conflits économiques (Etat contre lobbies..) sont une cause permanente de conflits, de souffrance et d’oppression. Enfin, au sein des familles aujourd’hui, les conflits sont souvent très violents malgré les sentiments qui sont censés unir encore des individus de plus en plus autonomes, voire égocentriques.

Conclusion : Tous les conflits nous semblent détestables, depuis la dispute amoureuse jusqu’aux guerres modernes les plus meurtrières. Et pourtant...On aurait tort de confondre conflit et violence. C’est la violence (le conflit violent, éventuellement) qu’il faut redouter. Et non pas le conflit qui est indissociable de la vie des peuples, et de la vie tout court !

II. Mais une société sans conflit est une utopie
La « société » des abeilles ou des fourmis est une société sans conflit car ni l’ordre ni l’autorité n’y sont sujets de contestation. Par conséquent, plus une société se rapproche de ce « modèle » totalitaire, plus elle tend à éliminer les conflits. C’est ce que montrent bien un certain nombre de fables (le film FourmiZ) ou fictions, comme La ferme des animaux ou 1984 de Orwell, ou Le meilleur des mondes de Huxley entre autres.
Aucune société, aucune communauté, aucun groupement humain ne peut éliminer les causes de conflit sauf... par la violence !

1. Violence des traditions ligotant les individus
Dans une société dite « holiste » (voir à ce sujet les textes 21, 22 et 23 de Pierre Clastres, F. Tonnies et Louis Dumont dans mon dossier « La société ») la société est un système clos dont la stabilité et la longévité tiennent à la capacité de ne tolérer que les conflits qui ne remettent pas en cause le principe d’autorité. Les individus sont unis par un idéal commun, ils adhèrent aux mêmes valeurs fondamentales et souscrivent une seule et même morale fondée sur des croyances mythologiques et religieuses. Les conflits à l’intérieur de la société sont donc très limités et ils ne vont pas jusqu’à provoquer des réels déchirements. L’agressivité reste tournée vers un ennemi extérieur, imaginaire ou réel selon les cas. La Grèce de Solon et de Périclès fonctionnait encore sur ce modèle relativement consensuel à l’intérieur, mais très agressif à l’égard du monde non-­‐grec. Aux yeux des modernes, ce type de sociétés « holistes » ne peut plus nous inspirer. D’une part parce que la philia qui unissait exemplairement les anciens (l’amitié au sens politique du terme) n’a plus cours. D’autre part, parce que le désenchantement du monde rend illusoire toute tentative de réunir et d’unifier une communauté autour d’un idéal moral consensuel. Les sociétés modernes, industrialisées et avancées sont définitivement pluralistes (mais pas encore toutes laïques !) et les tentatives pour faire plier les individus en les soumettant de force à la pseudo-­‐légitimité de telle ou telle tradition nous apparaît d’une rare violence (la négation de l’autonomie de la femme au nom de certaines traditions religieuses par exemple).

2. Violence d’une « solution » totalitaire des conflits
Selon Hannah Arendt (Le système totalitaire), Louis Dumont (Essai sur l’individualisme), Karl Popper (La société ouverte et ses ennemis) et Claude Lefort, le totalitarisme est un « pseudo-­‐holisme ». Cela signifie que, selon ces philosophes, les sociétés modernes sont irrémédiablement divisées. Mais cette division est source de souffrance.
Les hommes politiques, démagogues ou populistes, voire fascistes, en cas de crise grave, vont présenter le retour à un ordre ancien (homogénéité ethnique, valeurs traditionnelles, nationalisme) comme la panacée : pour surmonter les conflits, il suffit de...éliminer les causes de conflit, comme le pouvoir de juifs (en 40), les immigrés, les spéculateurs, les agences de notation, les technocrates européens, etc. Pourtant, c’est une illusion, voire une faute grave de croire (ou de faire croire dans le cas des autorités politiques) que la résolution des conflits passe par la suppression pure et simple de l’un des termes de l’antagonisme. Bien au contraire, le principe de base de la démocratie, c’est l’idée d’un retour impossible au « holisme ». La démocratie est un régime qui admet que les conflits (d’intérêts, d’égoïsmes, et de convictions morales) sont irrémédiables et qu’il faut s’en accommoder :
« L'essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. [...]
Et voilà encore qui me conduit, non pas à trouver l'explication, mais du moins à repérer les conditions de la formation du totalitarisme. [...]
Quand l'insécurité des individus s'accroît, en conséquence d'une crise économique, ou des ravages d'une guerre, quand le conflit entre les classe et les groupes s'exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits de vulgaires ambitieux, bref se montre dans la société, et que du même coup celle-­‐ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le phantasme du peuple-­‐un, la quête d'une identité substantielle, d'un corps social soudé à sa tête, d'un pouvoir incarnateur, d'un Etat délivré de la division ».
Claude Lefort, Essais sur le politique Points, Seuil, Essais

Conclusion : La société idéale, éliminant tout conflit n’est pas une fiction inoffensive. C’est une fiction pernicieuse. Ainsi par exemple l’Utopie (1516) de Thomas More est une société dans laquelle il n’y aura aucun conflit mais parce qu’il n’y aura aucune hétérogénéité sociale, aucune marge de manœuvre, aucune contestation possible de l’autorité (prétendument inexistante !) : bref, aucune liberté. De façon générale, toutes les sociétés utopiques ignorent l’histoire et donc l’adversité. Tandis que parallèlement, dans le cas de sociétés réelles poursuivant un idéal utopique, elles se vouent à la guerre permanente avec les adversaires de leur idéal incontestable et néanmoins contesté.

III. Une société sans conflit n’est pas souhaitable
Elle n’est pas réalisable, donc elle n’est pas souhaitable ! La seule vraie question est donc plutôt de savoir comment assumer et civiliser le conflit. Autrefois les membres des anciennes sociétés tentaient d’éliminer la violence interne de la communauté en la détournant vers des objets extérieurs, « construits » à cette seule fin, comme l’a montré René Girard dans l’ensemble de sont œuvre. Les sociétés « modernes » au contraire, tentent d’intégrer et d’assumer les conflits en utilisant deux méthodes. L’une est plus ou moins inconsciente, la seconde plus réfléchie. Il s’agit de l’euphémisation et de l’institutionnalisation des conflits.

1. Conflit assumé, violence euphémisée
Le sociologue Norbert Elias, dans La civilisation des mœurs a évoqué toutes les modalités d’« euphémisation » de la violence que les différentes civilisations ont imposées par étapes afin d’adoucir les moeurs. La sublimation, qui permet de dériver des pulsions agressives vers des objets socialement valorisés a été théorisée et prônée par Freud. Le sport est une autre manière de mettre en scène et même de valoriser la lutte, la rivalité et le conflit. Toujours plus mobilisateur et consensuel, le phénomène du sport apparaît de ce point de vue comme une métaphore du politique dans son ensemble. Norbert Elias (1897-­‐1990, né en Allemagne) nomme «sportisation» ce processus très général d’intégration régulatrice du conflit par la civilisation : professionnalisation des activités, constitution d’espaces dévolus au jeu, instauration d’une temporalité spécifique, dimension conviviale planétaire, unification des règles au niveau international, compétition fraternelle, esprit de loyauté, codification des normes et respect du principe de l’arbitrage sont les procédés par lesquels la violence, ou plus exactement les relations conflictuelles, sont canalisés et réduits par la société de la « violence maîtrisée » (La civilisation des mœurs, Norbert Elias, 1973). Toutefois, la canalisation de la violence et l’adoucissement des conflits par le sport ou par le spectacle (qui résorbe la violence en la représentant) ne sont que l’un des aspects de l’institutionnalisation du conflit dont on a pu montrer qu’elle est l’essence de la civilisation démocratique.

2. L’institutionnalisation du conflit
Le philosophe Kant pensait que l’hostilité entre les hommes était inéluctable, car aucun être humain n’est régi par la seule raison : toutefois l’antagonisme des égoïsmes est aussi un facteur de progrès, voulu, selon Kant, par la Providence (Idée universelle d’un point de vue cosmopolitique). Toutefois « même un peuple de démons » finit comprendre que la paix est préférable à la guerre, surtout lorsque l’interdépendance des sociétés est telle que la destruction de l’une d’entre elles met en péril l’humanité dans son ensemble. Kant a donc formé ce « Projet de paix perpétuelle « qui passe par l’institutionnalisation des conflits au niveau international.
La mission de l’ONU est aujourd’hui d’encadrer et d’arbitrer les conflits, et non pas de les nier ni de les résoudre par la violence (comme l’annexion ou la subordination d’un Etat ou d’une ethnie par exemple). De même, la démocratie est, selon Claude Lefort, le régime qui institue le conflit car elle le sait insurmontable. La démocratie est un régime qui assume et revendique le principe de la « division sociale » (séparation de la politique et de l’économie, diversité des éthiques et des visions du monde, opposition insurmontable des intérêts et des instances représentant ces intérêts..). C’est dans le cadre de cette incertitude assumée et revendiquée que l’homme démocratique accepte l’instabilité chronique et les conflits d’intérêts et de convictions, à la seule condition que ceux-­‐ci soient encadrés et arbitrés, in fine, par l’Etat : « La démocratie moderne affirme de façon irréversible la légitimité du débat portant sur le légitime et l’illégitime » Claude Lefort.

Conclusion : les institutions de la démocratie sont fragiles et faillibles. Aujourd’hui elles n’ont pas assez de puissance ni d’autorité pour assumer leur rôle d’arbitre. Néanmoins, il est clair que telle est bien leur vocation : non pas résoudre les conflits, mais les maintenir dans des limites non-­‐violentes et acceptables par tous.

Conclusion
Le conflit, l’opposition, la lutte, les antagonismes sont partie intégrante de l’existence, comme ils le sont plus généralement de la vie. La vie -­‐ la pulsion de vie -­‐ est elle-­‐même en conflit permanent avec la mort (Eros et Thanatos). Héraclite, qui a montré la nécessité de la lutte et du combat (violent ou non,) l’avait compris, et les plus grands penseurs, de Hegel à Kant ou Freud, l’ont répété et expliqué dans leur propre langage. L’idée d’une société sans conflit est inepte. NI le bonheur, ni la paix, ni l’amour n’excluent le conflit. Notre propre psychisme est structuré par des conflits permanents – pourquoi en irait-­‐il autrement pour la société ? Mais si une société sans conflit n’est pas souhaitable, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux une société moins violente, autrement dit moins injuste. Mais qui ne voit que le combat pour plus de justice sera toujours le vecteur d’innombrables conflits ?

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