« Admettre une âme pour expliquer les phénomènes c’est être réduit à l’ opération du Saint-Esprit » La Mettrie, L’homme machine( 1747)
» Je parlerai souvent de la doctrine reçue que je viens de résumer* comme du « dogme du fantôme dans la machine »
» Les hommes ne sont pas des machines pas même des machines dominées par l’esprit », Gilbert Ryle, La notion d’esprit ( 1949)
(*: le dualisme de Descartes considérant que l’âme ele corps sont deux substances distinctes)
Exemple de dissertation possible entièrement rédigée
La liberté, c’est d’abord pouvoir faire ce qu’on a choisi de faire alors qu’on aurait pu choisir autre chose. La liberté s’oppose à l’idée d’une détermination autre que notre propre volonté, qui est la faculté de « poursuivre ou fuir ce que l’entendement propose », donc de se déterminer, de commencer une série contingente de détermination, non d’en poursuivre une. Or le principe même de l’explication scientifique , c’est de ramener à une cause, en partant du principe que rien n’arrive sans une cause (qui a elle-même une cause) et que tout phénomène obéit à une loi. Donc expliquer une conduite humaine, c’est dire qu’elle est la cause de cette action, inscrire cette action dans une série telle que finalement cette conduite s’avère nécessaire, elle n’aurait pas pu être autre, ce qui revient à dire que le choix n’était qu’une illusion. Il y a donc, semble-t-il, incompatibilité entre explication scientifique et liberté. Mais la liberté peut aussi être pensée comme le pouvoir d’être maître de ses choix. Être maître ne signifie pas nécessairement qu’on aurait pu vouloir autrement, mais que c’est nous qui décidons véritablement, ce qui exclut la réaction instinctive, impulsive, le caprice mais pas une loi que nous nous donnerions à nous-même, une rationalité dans le choix.. L’explication scientifique des conduites humaines pourrait donc être l’explicitation de cette loi ou de cette rationalité, compatible avec la liberté. Aussi on peut se demander si l’explication scientifique des conduites humaines est vraiment incompatible avec l’affirmation de la liberté. C’est donc du problème du rapport entre déterminisme et liberté dont nous allons traiter. Ce sujet présuppose que l’on peut expliquer les conduites humaines comme on explique un phénomène naturel. Nous nous demanderons donc si ramener les conduites humaines au principe de causalité ce n’est pas nier la liberté de l’homme, si la liberté et déterminisme ne peuvent pas être compatibles et si cette compatibilité n’est pas ce qui oblige la science à aborder différemment phénomène humain et phénomène naturel.
Expliquer, c’est déplier, analyser. Le mode d’explication scientifique est d’expliquer le particulier par le général, sous des lois. Donc le scientifique cherche une uniformité dans les phénomènes et cela par « l’usage combiné du raisonnement et de l’observation ». Pour que quelque chose soit expliqué scientifiquement, il faut que cette chose puisse être subordonnée à des lois, et donc qu’il y ait déterminisme, c’est-à-dire que la chose ait une cause dont elle est la conséquence et que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ce principe d’explication semble donc incompatible avec l’idée de liberté de choix, pensée sur le modèle du libre-arbitre. Comme le dit Descartes, le libre-arbitre, c’est le pouvoir de se déterminer de manière contingente. C’est-à-dire que face à l’alternative A ou B, j’ai la possibilité de choisir A comme celle de choisir B et si je me détermine pour A, c’est parce que je l’ai voulu et cela ne dépend que de ma volonté. Or si on explique scientifiquement ce choix ce sera pour lui trouver une cause ou une cause à la raison de choisir A que l’on s’est donnée, dans ce cas on niera la contingence du choix. On montrera en effet que le choix de A était nécessaire. On pourra même dégager des lois: dans telle situation l’homme fait ou choisit ceci ou cela, ce qui remettrait aussi en question l’idée d’une liberté individuelle. Nous ne sommes pas différents dans nos choix, nous participons de la même nature humaine, donc nos choix ne sont pas contingents mais nécessaires.
De plus une explication scientifique des conduites humaines pourrait ramener ce que l’on croit relevé du choix de l’esprit conscient à un simple mouvement du corps, d’où une illusion de liberté. Je crois choisir celui que j’aime, je crois choisir de protéger mon enfant, mais ce n’est qu’un mécanisme hormonal; je crois choisir ce que je trouve beau mais ce n’est qu’une disposition de mon cerveau, je crois parler librement lors d’une psychanalyse alors qu’il y aurait un déterminisme psychique inconscient, selon Freud, à l’origine de mes associations d’idées ou du choix des thèmes abordés. La vie psychologique ne serait que l’effet de la vie physique; empirique, que l’on pourrait expliquer en remontant aux causes matérielles, physiologiques ou sociales, historiques. L’esprit et le corps ne sont pas 2 substances séparées, mais 2 points de vue épistémologiques différents; la volonté n’est que la prise de conscience, d’une « tension musculaire » comme le suggère Russell dans Science et religion, donc le versant psychologique d’un mouvement physique.
L’explication scientifique des conduites humaines pourrait même réduire la liberté des hommes, si elle existait encore malgré tout, car sachant que l’homme obéit à telle loi du comportement, réagi à tel ou tel motif, on pourrait faire de lui ce que l’on veut et sans qu’il s’en rende compte, bercé par l’illusion de la liberté. Comme le dit Spinoza, en comparant l’homme à une pierre en train de chuter, l’homme se croit libre par ce qu’il est conscient de poursuivre telle ou telle fin mais ignorant des causes qui le déterminent à les poursuivre. Il suffit de le déterminer à poursuivre telle fin sans qu’il se rende compte de la manipulation et la liberté s’envole.
Cependant, il serait curieux qu’ici la science quand elle traite du phénomène humain soit malveillante et liberticide, alors que le but de la science de la nature a été, en plus de la connaissance, de donner à l’homme les moyens de prévoir, d’agir sur la nature et par là de devenir selon la formule de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature », donc de se libérer de certaines contraintes. Aussi on peut se demander si l’explication scientifique des conduites humaines, même si elle remet en question la contingence des choix, si elle ramène notre existence intelligible à notre existence empirique, est vraiment incompatible avec une liberté. Ne peut-on concilier déterminisme et liberté?
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Comme on vient de le dire le déterminisme n’est pas le fatalisme. Si le fatalisme pose une nécessité inconditionnelle, pas de si… et fait qu’on ne peut avoir aucune emprise sur le destin, obéissant à une loi extra-mécanique ( la volonté divine), le déterminisme pose lui une nécessité conditionnelle: si… alors; ce qui permet comme nous l’avons dit la prévision et par là l’action. On peut éviter à la cause de se mettre en place, on peut introduire un élément modifiant l’effet ou impliquant une autre loi. Dans ce cas, on peut penser que si l’individu a compris comme il fonctionne, il peut « jouer le rôle que naguère , au moyen de son caractère en empirique, il ne faisait que naturaliser, avec art et méthode, fermeté et convenance, sans jamais se départir de son caractère », comme le dit Schopenhauer dans son Essai sur le libre-arbitre ( p 91). Savoir qui on est, comment on fonctionne, les motifs qui nous font réagir on non, c’est être capable d’échapper à certaines manipulations, c’est être aussi capables de connaître avec l’expérience nos limites et celles des autres. On peut ainsi préserver certaines de nos libertés. On ne va pas prêter de l’argent à celui que l’on sait incapable de résister à la dépense; on ne va se mettre dans certaines situations que l’on sait nuisibles pour soi. Car si pour Schopenhauer, on ne change pas de caractères et par là de but, on peut par la connaissance se donner d’autres moyens pour les atteindre, en mettant en place d’autres motifs jusque là inconnus qui peuvent influencer le choix. Pour Schopenhauer , les termes du choix ne sont plus alors exactement les mêmes , d’autres motifs entrant en jeu, même si selon lui, on ne changera pas par là celui que l’on est . Ceci ne serait selon lui « pas plus chimérique que de changer le plomb en or en le soumettant à une influence extérieure, ou d’amener un chêne par une culture très soignée à produire des abricots ».
Le but de l’explication scientifique n’est pas de retirer la liberté aux hommes, mais de les libérer de certaines illusions et par là de certaines souffrances. C’est par exemple le cas de l’hypothèse de Freud de l’inconscient dont le but n’est pas de se retrancher derrière un alibi de l’inconscience, mais de comprendre les causes inconscientes de nos choix et actes, pour pouvoir par un travail de prise de conscience, s’en libérer et par là devenir maître de soi. De même le but de la connaissance historique, s’efforçant de répondre aux critères de scientificité est de se libérer du passé et de pouvoir prendre en main son histoire. En connaissant le fonctionnement des manipulateurs et nos propres mécanismes, on peut déjouer leur stratégie.
Enfin, on peut penser qu’être libre, ce n’est pas avoir nécessairement la possibilité de se changer mais plutôt d’être en accord avec soi-même. Ne pas subir ce que l’on est ou se contenter de réagir mais agir, voilà ce qu’est la liberté. En effet, on peut penser que la liberté ne s’oppose pas à la nécessité mais à la contrainte. Et c’est d’ailleurs cette absence de contrainte qui donne un sentiment de liberté, et qui est sans doute la liberté. Car si nos choix n’ont pas de causes, on ne peut choisir sans mobile, sans raison . Et le fait que l’on prenne telle raison plutôt qu’une autre, a sans aucun doute une cause. Difficile de soutenir en effet le libre arbitre. Mais au fond, l’essentiel n’est pas que nos choix n’ait pas de cause, mais plutôt de pouvoir nous reconnaître dans ses causes, ou faire en sorte que ces causes nous soient le moins étrangères possibles, puisque de toute façon il y en aura une. Subir sa nature par ignorance, c’est ne pas être libre. Savoir qui on est et faire des choix en accord avec sa nature, voilà ce que pourrait être la liberté. Et dans ce cas le déterminisme ne s’oppose pas à la liberté, mais peut être compatible avec elle. C’est ce que soutient Spinoza, dans sa lettre à Schuller en disant que « est libre celui qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. [...] Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité. » Dans ce cas, l’explication scientifique des conduites humaines n’est pas incompatible avec la liberté, elle permet même de se libérer et d’échapper à l’hétéronomie. Au lieu de se perdre dans des désirs périphériques, mimétiques, ignorants de soi et des objets, on peut en se connaissant, en sachant comme nous fonctionnons , quelle est notre loi, tendre vers ce qui nous est utile, faire d’une cause subie, une raison d’agir. Bergson va dans le même sens ce qui s’oppose à la liberté, ce n’est pas ma nature, mon essence et ses déterminismes, c’est le « courant social » qui nous détermine et nous éloigne de ce que nous sommes.
Mais ne peut-on pas dire, par delà la cohabitation possible du déterminisme et de la liberté, que ce qui rend compatible la liberté et l’explication scientifique des conduites humaines, c’est qu’on explique pas scientifiquement de la même manière le phénomène humain et le phénomène naturel, de même qu’on ne pas par prévoir de la même manière un phénomène naturel et un phénomène humain?
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En effet, réduire la nature à des lois et un déterminisme peut déjà poser problème , comme le soutient Russell avec la physique quantique qui doit se contenter de probabilités, comme le montre Popper avec sa théorie du falsificationnisme selon laquelle on ne peut prouver une loi, ne pouvant faire toute l’expérience possible, le principe du déterminisme pourrait même n’être qu’une projection du Ciel sur la Terre, selon Bachelard, alors que « le phénomène terrestre a une diversité et une mobilité immédiates trop manifestes pour qu’on puisse y trouver sans une préparation psychologique,une doctrine de l’Objectif et du déterminisme ». ( texte 1 p238) .
Mais réduire le comportement humain à des lois posent encore plus problème. Et c’est ce que montre la difficulté de prévoir les comportements humains. Comme le note Montesquieu dans L’esprit des lois où il s’efforce de penser la nature des peuples et des États selon le climat, le territoire, etc.. donc à la manière d’un scientifique : « il s’en faut de beaucoup que le monde intelligent (le monde de l’homme) soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique que celui-là ait aussi des lois qui par leur nature soient invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. » L’homme bien qu’obéissant à des lois resterait en partie imprévisible. Pourquoi? l’homme ne suit pas constamment les lois?
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On peut certes expliquer cette difficulté de prévision par la complexité de l’être humain, par le fait que chaque individu est unique, comme chaque situation. Chaque acte reste unique malgré une uniformité possible. On peut aussi expliquer cela par les limites de nos connaissances: le fonctionnement du cerveau est loin d’être intégralement connu, il est difficile d’appliquer la méthode scientifique sur le comportement humain. En histoire par exemple, chaque événement n’a lieu qu’une seule et unique fois. On parle de primultimité qui empêche toute expérimentation, mais aussi d’expliquer le particulier par le général. On peut aussi expliquer cela par une capacité à l’a-rationalité, c’est-à-dire que l’homme serait capable de transgresser volontairement ce que l’on pourrait attendre de lui au nom de la rationalité ou au contraire par un effet de la connaissance, qui est de permettre de mieux choisir et par là de déjouer la prévision. Mais on peut aussi expliquer cela par une part de liberté. Si l’homme reste imprévisible, même si on peut dégager des régularités dans son comportement, des traits de caractère, c’est parce qu’en dernière instance, c’est lui qui choisit et qu’il peut à tout moment opposer à la loi naturelle, à sa tendance naturelle, une loi de la raison. Il peut opposer à la nécessité, l’obligation.
C’est ce qui fait selon Kant que même si on trouve des causes à nos choix et actes, on peut malgré tout ressentir de la culpabilité parce qu’on sait que nous ne nous réduisons pas à notre existence concrète, empirique, mais qu’en tant qu’être de raison , nous avons aussi une existence intelligible , nous sommes capables d’écouter notre raison, plutôt que les circonstances ou nos penchants. ( texte 1 p 420). C’est ce qui fait selon Sartre que l’on se retranche derrière le déterminisme pour fuir l’angoisse de la liberté et de la responsabilité qui en découle.
Nous avons donc vu que l’explication des conduites humaines présupposant un déterminisme semblait incompatible avec la liberté qui présupposa, elle, contingence. Mais nous nous sommes rendu compte que le déterminisme pouvait être une ressource pour la liberté et que la liberté était plutôt l’absence de contrainte que de déterminisme. Enfin nous avons noté que les conduites humaines ne pouvaient être expliquées comme des phénomènes naturels, ce qui fait d’ailleurs la particularité des sciences humaines et qui en fait un objet de débat, qu’il y avait une part d’imprévisibilité qui pouvait être associée à une part de liberté en l’homme. Donc l’explication scientifique des conduites humaines n’est pas incompatible avec l’affirmation d’une liberté, et ses limites prouvent même une liberté irréductible.