quarta-feira, 28 de maio de 2014

CRIATIVIDADE NA POLÍTICA II

Richesse/Inégalités

Thomas Piketty: «Le passé dévore l’avenir»

Pour Thomas Piketty, le poids du capital et du patrimoine dans l’économie tend à creuser les écarts entre les hommes de manière stable et durable. Face à ce sombre constat, l’impôt est-il le bon levier ?

THOMAS PIKETTY

Il est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et professeur à l'École d'économie de Paris. Ses travaux ont inspiré les thèmes de campagne du candidat Hollande à la présidentielle de 2012. Il vient de signer Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013).

Publié dans

Philosophie magazine #74
74
24/10/2013
Votre livre, Le Capital au XXIe siècle, propose une histoire longue de la répartition des richesses depuis la révolution industrielle. Quels sont les éléments nouveaux que vous avez mis à jour ?
Thomas Piketty : Souvent, en économie, on a beaucoup de théories et très peu de faits. Je préfère procéder autrement : rassembler un grand nombre de faits et en tirer quelques conclusions théoriques simples. Pour reconstituer l’histoire du capital depuis deux cents ans dans une trentaine de pays, je me suis basé sur deux séries de données. Les revenus, d’abord : le flux annuel de richesse produite dans chacun de ces pays. Les patrimoines, ensuite : le stock de richesse qui se transmet de génération en génération. L’idée est qu’en confrontant les deux, vous mesurez le poids du capital accumulé dans le passé par rapport à la richesse produite au présent. Mais comment accéder à ces données ? Pour les revenus, nous ne disposons de données objectives que depuis qu’existe l’impôt sur le revenu, qui est, on l’oublie souvent, une création toute récente. En France, elle date de juillet 1914. Aux États-Unis, de 1913 ; au Royaume-Uni de 1909. Or, l’impôt sur le revenu ne consiste pas seulement à faire contribuer chacun aux dépenses de l’Etat à proportion de ses moyens; c’est aussi  un outil de connaissance et de transparence démocratique. C’est  le seul moyen de connaître les revenus et les fortunes. Pour le patrimoine, deuxième source de mon enquête, nous disposons en revanche de sources bien plus anciennes – les déclarations successorales existent presque depuis la nuit des temps et ont été systématisés par la Révolution française. Depuis toujours, pour faire valoir que vous êtes propriétaire d’un bien, vous êtes obligé de produire des documents. Quoi qu’il en soit, le résultat de cette confrontation entre revenu et patrimoine est assez évident : dans un monde de croissance faible, il existe une tendance lourde qui pousse le patrimoine à prendre une importance démesurée par rapport au revenu, une tendance potentiellement déstabilisatrice pour les sociétés démocratiques modernes.

«Quand le patrimoine prend une importance démesurée par rapport au revenu, cela peut déstabiliser nos sociétés démocratiques modernes»

Thomas Piketty

Une tendance qui heurte de front nos représentations de l’économie…
Dans les sociétés traditionnelles, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’importance prépondérante du patrimoine est une chose évidente pour tout le monde. La totalité des patrimoines privés de ceux qui possèdent des biens s’élève à six ou sept années du revenu annuel global. C’est encore le cas, à la fin du XIXe siècle et à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais cela s’est effondré au cours du XXe siècle, en grande partie du fait des deux grandes guerres et des politiques redistributives mises en place après-guerre. En 1950, la totalité des patrimoines privés ne vaut plus que deux à trois années du revenu national. Cet effondrement du patrimoine a entretenu l’idée d’un dépassement structurel du capitalisme qui nous aurait fait passer à un capitalisme sans capital ou sans capitalistes. C’était une illusion. Depuis trente ans, la  courbe est repartie à la hausse. En 2010, le patrimoine total des pays comme la France ou l’Angleterre se situe à nouveau autour de cinq à six années de revenu national. Par-delà le changement dans l’origine de la fortune – terrienne au XVIIIe siècle, industrielle au XIXe, financière et immobilière au XXe – la même logique d’accumulation et de concentration du capital est à l’œuvre.

Pour Marx, c’est le travail qui est au fondement du capital et qui peut opérer le renversement du capital. Dans votre analyse, il semble que le capital se reproduise et s’entretienne tout seul et puisse le faire durablement…
Mes conclusions sont en un sens plus sombres que celles de Marx. Le système peut se stabiliser dans l’inégalité extrême. Marx nous dit que le rendement du capital va finir par s’effondrer. Eh bien non, en dehors des périodes exceptionnelles comme les guerres, le rendement du capital peut se stabiliser à un niveau structurellement plus élevé que la croissance. Cela ne pose pas de problème du point de vue de la stricte logique économique. Mais cela peut impliquer un degré d’inégalité et de concentration de la fortune peu compatible avec nos valeurs démocratiques. Or le bilan du XXe siècle révèle que c’est davantage la guerre que la démocratie qui nous a permis de limiter les dérives ultra-inégalitaires du capitalisme. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les élites économiques et financières ont refusé toutes formes de régulation des marchés et toutes formes d’impôt progressif. C’est parce qu’il a fallu financer la guerre que la France adopte en juillet 1914 son premier impôt sur le revenu, à un taux très faible de 2 % – une réforme que le Sénat bloquait depuis vingt ans !  

«Le capitalisme recèle en son cœur une logique patrimoniale. Qui peut s’imposer sans limite si elle ne rencontre pas des freins puissants»

Thomas Piketty

Le capital serait en train de dévorer l’économie réelle. Mais aujourd’hui, le taux de rendement de l’argent ou des actions sans risques est pourtant assez faible…
L’épargne bancaire rapporte peu, en effet. Mais ce n’est pas comme cela que le gros du capital est placé. Le capital, c’est d’abord l’immobilier. Il compte pour moitié des patrimoines. Pour apercevoir le rendement d’un appartement, il faut multiplier le loyer par douze et diviser ce montant par la valeur de l’appartement. Là, vous avez le rendement du patrimoine immobilier qui avoisine en général les 3%, voire 4% ou parfois davantage, en ajoutant la plus-value de l’appartement. Que vous l’occupiez, en vous épargnant un loyer, ou que vous ayez un locataire, cela revient au même. Dans tous les cas, l’immobilier rapporte de 3 à 4% par an en pourcentage de la valeur. Les actions et autres parts dans les entreprises, qui constituent l’autre grande forme prise par les patrimoines, sont plus risqués et rapportent davantage (de 6 à 7% en moyenne sur longue période). Si l’on confronte le taux de rendement du capital au taux de croissance de l’économie, qui mesure à quel rythme les richesses globales nouvelles augmentent, la comparaison est sans appel. En général, en dehors des périodes exceptionnelles, la croissance est très inférieure au taux de rendement du capital. Elle avoisine les 1% plutôt que les 4%.

Face à la crise actuelle, on attend beaucoup de la croissance, dont le retour devrait permettre de retrouver du jeu. Qu’est-ce que votre analyse sur le long terme permet de dire sur ce point ?
Elle permet de ne pas se faire d’illusions. Pour avoir connu les Trente Glorieuses, on tend à croire qu’une croissance à 4% est toujours possible. C’est en réalité exceptionnel. Hormis les périodes de rattrapage comme celles qu’ont connues l’Europe des années 1950 ou la Chine aujourd’hui, aucun pays en tête de l’économie n’a jamais dépassé une croissance de plus de 1,5%. Et cela, même à l’époque de la révolution industrielle, avec toutes les innovations techniques introduites par des nouvelles sources d’énergies comme le charbon ou l’électricité. Mais 1%, c’est déjà énorme quand on y pense ! Pour se représenter concrètement ce que représente un point de croissance, il faut la projeter sur trente ans : un taux de 1% sur trente ans, cela fait qu’en une génération un tiers de l’économie et des métiers se renouvellent. C’est gigantesque… mais c’est inférieur au taux de rendement moyen du capital. On bute là sur cette loi presque naturelle qui veut que les patrimoines issus du passé ont une importance plus forte que la croissance. Presque «naturellement», ils ont la possibilité de se recapitaliser plus vite que n’augmente la production nationale et les revenus qui en sont issus. Cela crée une contradiction interne à la logique d’accumulation du capital. Le passé dévore l’avenir et hypothèque les possibles pour ceux qui n’ont que leur travail pour rentrer  dans le jeu.

Les sociétés capitalistes seraient donc des sociétés d’héritiers ?
Disons que le capitalisme recèle en son cœur une logique patrimoniale. Qui peut s’imposer sans limite si elle ne rencontre pas des freins puissants.

«C’est uniquement quand le patrimoine atteint des proportions inouïes et inutiles du point de vue de l’économie que l’impôt progressif entrerait en jeu pour reprendre le contrôle de cette dynamique potentiellement explosive»

Thomas Piketty

La montée en puissance de cette logique patrimoniale depuis trente ans signifie-t-elle que nous avons-nous renoncé à rééquilibrer les choses?
La révolution néolibérale des années 1970, suivie de la chute du Mur de Berlin, ont nourri une foi sans limite dans le marché autorégulé, qui tendrait naturellement à comprimer les inégalités. D’après la théorie la plus optimiste, formulée par l’économiste américain Simon Kuznets (1901-1985) dans les années 1950, les inégalités seraient vouées à suivre une«courbe en cloche», d’abord croissante au moment où les grands changements industriels bouleverse les équilibres, mais ensuite décroissante au moment où elles produisent leurs effets bénéfiques. Comme le dit un proverbe anglo-saxon : la croissance «est une vague montante qui porte tous les bateaux». Avec le recul, on s’aperçoit que le recul observé par Kuznets était surtout dû aux guerres. Le patrimoine a depuis retrouvé ses couleurs. C’est une tendance inévitable… et utile. Le capital, c’est ce qui permet d’avoir des logements, des équipements, des investissements, etc.  Sauf qu’au-delà d’un certain seuil de concentration, cela devient inutile économiquement et potentiellement déstabilisateur socialement.

N’est-ce pas incompatible avec notre idéal méritocratique ?
C’est en effet perturbant. Ce qui a résolu la contradiction au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont tout remis à plat. En l’absence de chocs de cette nature, si la démocratie ne reprend pas le contrôle sur cette tendance naturelle qui pousse le taux de rendement du capital à être nettement supérieur au revenu, on aboutit à terme à des structures inégalitaires qui menacent le pacte social.

«On ne peut pas avoir la libre circulation des capitaux et des personnes sans avoir un minimum de coordination bancaire et fiscale»

Thomas Piketty

Comment faire pour y remédier ?
Plusieurs remèdes existent. L’impôt est le remède le plus civilisé: tous les citoyens se mettent d’accord pour établir harmonieusement des taux d’imposition en fonction des capacités de chacun, etc. Mais il y a des issues plus violentes. L’inflation, qui équivaut à un impôt sur le capital des pauvres. Le communisme qui réduit à zéro le rendement privé du capital : il n’y a plus de rentiers, mais il n’y a plus d’entrepreneurs non plus. Actuellement, on peut distinguer plusieurs modèles de régulation du capital. Le modèle autoritaire, russe ou chinois, encourage les oligarques nationaux à s’enrichir, mais les met en prison s’ils veulent modifier les règles du jeu, ou s’empare de leurs actifs s’ils veulent quitter le pays. Le modèle américain est plus intéressant parce qu’il est plus pacifique : c’est le modèle de la croissance démographique perpétuelle qui consiste à attirer la population du reste du monde. En deux siècles, les États-Unis sont passés de 3 à 300 millions d’habitants. C’est cela qui fait que l’héritage pèse moins lourd aux États-Unis. Mais le modèle n’est pas reproductible à l’échelle de la planète : une fois qu’on aura tous émigré aux États-Unis, on aura le même problème à résoudre… Il faut donc trouver autre chose : c’est le sens de l’impôt progressif sur le capital que je propose. Je dis bien progressif : il ne s’agit pas de taxer les nouvelles accumulations, ceux qui partent de zéro et qui commence à accumuler. Jusqu’à des montants importants, ils ne seraient pas taxés ou très faiblement. C’est uniquement quand le patrimoine atteint des proportions inouïes et inutiles du point de vue de l’économie que l’impôt progressif entrerait en jeu pour reprendre le contrôle de cette dynamique potentiellement explosive.

L’impôt n’est pourtant pas un outil très populaire aujourd’hui…
C’est normal. 50% du revenu national part en prélèvements fiscaux. Il est légitime et sain que cela soit discuté et critiqué. On est passé d’un État gendarme qui prélevait 10% du revenu national jusqu’à la Première Guerre mondiale, à un État providence qui prélève 50% de la richesse nationale. On ne va pas passer à 80% dans les décennies qui viennent. Le grand bond en avant de l’État ne va pas avoir lieu une deuxième fois. Globalement, on se dirige plutôt vers une stabilisation, mais cela n’interdit pas de réduire certains impôts et d’inventer de nouveaux outils fiscaux. Actuellement, étant données la prospérité des patrimoines et leur très forte concentration, si on veut que ceux qui n’ont que leur travail puissent entrer dans le jeu, accumuler un peu de patrimoine et devenir propriétaire, il faut réduire les prélèvements sur le travail, sur les salaires, sur la consommation, et augmenter en contrepartie les impôts sur les patrimoines déjà constitués. C’est toute la difficulté de notre époque et qui rend la sortie de crise difficile : il faut réformer le système fiscal existant tout en inventant des nouveaux outils, mais à masse globale de prélèvement constante. En comparaison, la crise des années 1930 était beaucoup plus facile à résoudre : l’extension indéfinie du périmètre de l’Etat était tout à fait envisageable.

«C’est en se connaissant mieux que les sociétés démocratiques peuvent agir sur elles-mêmes»

Thomas Piketty

Si un impôt progressif mondial sur le capital vous paraît utopique en l’état actuel, vous préconisez son instauration à l’échelle européenne. N’est-ce pas tout aussi utopique ? 
C’est pourtant vers de telles solutions que l’on se dirige, lentement, avec, par exemple, les négociations internationales sur les échanges automatiques d’informations bancaires. On observe également un mouvement vers l’impôt sur le patrimoine dans les pays d’Europe du Sud. L’Italie et l’Espagne sont les nations où le problème de la dette publique est le plus vif et où le niveau des patrimoines privés est le plus élevé. Pour y remédier, l’Espagne, gouvernée par la droite, a rétabli l’impôt sur la fortune qu’avait supprimé son prédécesseur socialiste. En Italie, Monti a voulu créer un, mais il a fixé un taux huit fois plus élevé sur l’immobilier que sur les actifs financiers, afin d’éviter que ces derniers ne sortent du pays. Résultat : l’Italien de base avec sa petite maison s’est trouvé huit fois plus taxé que le grand capitaliste avec un portefeuille financier. La mesure a été rejetée. Quant à la Grèce, tout le monde lui demande de faire payer des impôts aux riches, mais comment pourraient-ils y arriver seuls : en l’absence d’échange d’informations bancaires, il suffit aux Grecs concernés d’un clic pour envoyer leur argent d’une banque grecque à une banque française ou allemande. On bute sur une contradiction. On ne peut pas avoir la libre circulation des capitaux et des personnes sans avoir un minimum de coordination bancaire et fiscale. L’outil fiscal que je propose serait là pour boucler cette coordination. Il permettra d’abord de connaître l’état des richesses – ce qui est la première fonction des impôts : savoir qui possède quoi. Or les solutions à la crise financière sont limitées par le fait que les autorités n’ont aucune idée de qui possède quoi. C’est en se connaissant mieux que les sociétés démocratiques peuvent agir sur elles-mêmes.

«Je suis vacciné contre tout discours anticapitaliste paresseux. La propriété privée, le capital ne me pose aucun problème de principe»

Thomas Piketty

Pour résoudre la crise de la dette, vous préconisez également une imposition exceptionnelle et progressive sur tous les patrimoines privés. Est-ce la meilleure façon de réduire la dette publique ? 
Les Européens passent leur temps à se couvrir la tête de cendres parce qu’ils crouleraient sous la dette. Mais ils oublient qu’ils sont beaucoup plus riches que les autres continents, qu’ils ont bien plus de patrimoine et d’actifs financiers que de dettes, et que cette dette c’est eux-mêmes qui la possèdent.  Contrairement à l’image que l’on se donne d’une Europe qui serait possédée par les capitalistes étrangers, les Européens possèdent beaucoup plus d’actifs financiers dans le reste du monde que l’inverse. Le problème, c’est que l’on paie plus d’intérêts de la dette que ce qu’on investit dans l’enseignement et la recherche. Cela me fait penser au Royaume-Uni du XIXe siècle qui a dépensé davantage pour se rembourser ses dettes de guerre que pour financer son système d’éducation Cela n’a pas aidé le Royaume-Uni à entrer dans le XXe siècle…

D’un point de vue philosophique, votre analyse révèle, comme celle de Marx, une contradiction majeure au cœur du capitalisme ; cependant elle parie, comme celle de Tocqueville, sur la maîtrise du capitalisme par la démocratie. Alors, de quel côté êtes-vous : Marx ou Tocqueville?
Je fais partie d’une génération qui a eu 18 ans en 1989, et qui est devenu adulte avec la Chute du Mur. Je n’ai jamais eu aucune tentation pour le communisme, et je suis vacciné contre tout discours anticapitaliste paresseux. La propriété privée, le capital ne me pose aucun problème de principe. Mon inspiration, en-deçà de Marx et de Tocqueville, c’est l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Après avoir posé l’égalité naturelle entre les hommes, il stipule que «les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune». Le marché est nécessaire à condition d’en faire notre esclave et pas le contraire.

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