Extrait
Si c’est l’intérêt et un vil calcul qui me rendent généreux, si je ne suis jamais serviable que pour obtenir en échange un service, je ne ferai pas de bien à celui qui part pour des pays situés sous d’autres cieux, éloignés du mien, qui s’absente pour toujours ; je ne donnerai pas à celui dont la santé est compromise au point qu’il ne lui reste aucun espoir de guérison ; je ne donnerai pas, si moi-même je sens décliner mes forces, car je n’ai plus le temps de rentrer dans mes avances. Et pourtant (ceci pour te prouver que la bienfaisance est une pratique désirable en soi) l’étranger qui tout à l’heure s’en est venu atterrir dans notre port et qui doit tout de suite repartir reçoit notre assistance ; à l’inconnu qui a fait naufrage nous donnons, pour qu’il soit rapatrié, un navire tout équipé. Il part, connaissant à peine l’auteur de son salut ; comme il ne doit jamais plus revenir à portée de nos regards il transfère sa dette aux dieux mêmes et il leur demande dans sa prière de reconnaître à sa place notre bienfait ; en attendant nous trouvons du charme au sentiment d’avoir fait un peu de bien dont nous ne recueillerons pas le fruit. Et lorsque nous sommes arrivés au terme de la vie, que nous réglons nos dispositions testamentaires, n’est-il pas vrai que nous répartissons des bienfaits dont il ne nous reviendra aucun profit ? Combien d’heures l’on y passe ! Que de temps on discute, seul avec soi-même, pour savoir combien donner et à qui ! Qu’importe, en vérité, de savoir à qui l’on veut donner puisqu’il ne nous en reviendra rien en aucun cas ? Pourtant, jamais nous ne donnons plus méticuleusement ; jamais nos choix ne sont soumis à un contrôle plus rigoureux qu’à l’heure où, l’intérêt n’existant plus, seule l’idée du bien se dresse devant notre regard.
Le corrigé
Objet du texte : ce texte concerne le problème de la vertu, de la morale et des liens entre morale et intérêt et plaisir. La question est de savoir si nous sommes capables de vouloir le Bien pour lui-même ou si c’est par intérêt que nous agissons conformément à la vertu et faisons notre devoir. Dans ce cas, le Bien ne vaut pas en lui-même, mais pour ses suites et il n’est qu’un moyen pour autre chose. Cette réflexion morale s’appuie sur l’analyse d’un acte bon: le don généreux et interroge donc sa gratuité. Ce qui permet d’associer ce texte aussi à la notion des échanges, même si l’enjeu reste la morale.
Thèse : Sénèque, philosophe stoïcien, qui soutient donc que l’homme se doit d’agir conformément à sa raison va soutenir la thèse suivante: si l’homme ne faisait le bien que pour ce que cela peut lui apporter en retour , comment expliquer l’existence incontestable d’actes moraux où rien ne peut être attendu en échange, où dès lors seul le Bien et le fait de l’avoir fait satisfait. Le Bien est le souverain bien et non la cause du souverain bien qui serait le bonheur, le plaisir, comme le défendent les épicuriens, contre qui ce texte Les bienfaits a été écrit. Contre lesquels, les stoïciens sont en guerre.
«Vous croyez peut-être qu’il ne s’agit que d’une dispute de préséance ? ce débat touche au fond de la chose, et met en question son essence même. Elle n’est plus la vertu, si elle se résigne à marcher à la suite. A elle appartient le premier rôle : elle doit guider, commander, occuper la place d’honneur; et vous la réduisez à demander des ordres ! » écrit quelques lignes avant ce texte Sénèque.
Plan du texte:
Plan du texte:
⁃ Lignes 1 à 6 : le texte s’ouvre sur l’analyse d’une hypothèse ( « si ») d’une morale utilitariste où le mobile de l’acte moral serait le calcul et l’intérêt. Un calcul qualifié de « vil » donc de non-conforme au Bien, à la morale, à la vertu. On peut ici retrouver l’opposition devenue classique entre vertu et intérêt, plaisir qui opposera les morales utilitaristes ( Bentham, Mill et avant eux Epicure) et les morales de l’intention pure ( Kant et Hegel). Partant de cette hypothèse, l’intérêt comme mobile de l’action morale, Sénèque en illustre les conséquences: on ne fera pas le bien de manière inconditionnelle, mais en fonction de celui qui en bénéficiera et sous condition qu’il puisse nous rendre la pareille. Dès lors, on en arrive à une morale qui dépend de l’état de santé et de l’éminence de la mort. J’aide, je rends service au bien-portant, au jeune mais je ne fais rien pour le malade et le mourant. On voit bien le cynisme d’une telle morale ainsi fondée sur l’intérêt et le calcul de l’intérêt. De là même manière, l’approche de la mort me dispenserait de toute action vertueuse. La morale ne saurait être aussi calculatrice et vénale. Cette hypothèse est donc à rejeter, même s’il se peut que certains actes vertueux soient faits par intérêt. Si ce mobile intéressé peut être la cause d’un acte vertueux, il ne saurait en être le fondement.
⁃ Lignes 6 à 14 : Sénèque oppose à cette hypothèse, voire cette suspicion sur la réalité de notre vertu, des faits. Des faits qui sont des preuves (ligne 7) que l’acte moral peut être désintéressé et que donc on peut vouloir le Bien en lui-même et être vertueux pour être vertueux. Cette preuve, c’est le service rendu ou le don fait à l’étranger, à l’inconnu de passage. Si nous lui rendons service, il ne pourra nous rendre la pareille. Dès lors, ce n’est pas ce qu’on attend de lui qui nous pousse à être généreux. Sénèque reconnaît cependant que si l’attente d’une réciprocité ne guide pas l’acte généreux ici, celui qui reçoit à une dette ( Ici on pouvait reprendre les analyses sur l’idée de don, contre-don, le potlatch de Mauss)et s’en acquittera en priant les Dieux, de reconnaître notre vertu Mais cette reconnaissance n’est que de prestige, symbolique, pourrait-on dire. Dès lors en donnant à l’étranger , on donne gratuitement et seule la satisfaction de la bonne action accomplie peut accompagner l’acte vertueux. Sénèque parle de « charme », cette satisfaction de soi est un plaisir, mais pas de ses plaisirs immédiats et sensibles. C’est un plaisir de l’être raisonnable que nous sommes et qui se voit ainsi satisfait en son âme par cet acte bon. L’acte vaut bien pour lui-même.
⁃ Lignes 14 à la fin : Sénèque confirme cela avec l’exemple du testament, qui lui permet de remettre en question les exemples des lignes 1/6. Rédiger son testament, pour distribuer ses biens , c’est donner après sa mort, donc clairement sans retour. Et si ce dernier exemple confirme la thèse, il permet d’ajouter un dernier argument de taille: non seulement, on peut agir vertueusement sans intérêt, ni calcul, mais c’est quand l’intérêt est absent que nous sommes les plus scrupuleux, c’est-à-dire soucieux de bien faire le Bien. Dès lors, non aveuglés par le plaisir et l’intérêt, nous pouvons librement faire nos choix avec responsabilité et la satisfaction de s’efforcer vers la vertu, uniquement pour être vertueux.
Conclusion
Ce texte montre donc bien que vertu et plaisir ne sont pas compatibles et que l’on ne saurait subordonner la vertu au plaisir, à moins que le plaisir ne soit que la satisfaction de notre être raisonnable, d’avoir agi conformément à la raison et au Bien. L’intérêt conditionnerait l’action vertueuse, faisant que nous serions vertueux avec les uns et pas avec les autres. On peut en effet penser que la vertu est inconditionnelle, c’est ce qui différencie le devoir moral de l’obligation juridique.
On pourrait cependant s’interroger sur la possibilité pour l’homme de commettre un acte uniquement pour la satisfaction d’être vertueux.
Sem comentários:
Enviar um comentário