Étienne de LA BOÉTIE (1530-1563)
Discours de la servitude volontaire
« Il n'est pas bon d'avoir
plusieurs maîtres; n'en ayons qu'un seul;
Qu'un seul soit le maître, qu'un seul soit le roi. »
Qu'un seul soit le maître, qu'un seul soit le roi. »
Voilà ce que déclara Ulysse en public, selon
Homère.
S'il eût dit seulement: « I1 n'est pas bon d'avoir
plusieurs maîtres », c'était suffisant. Mais au lieu d’en déduire que la
domination de plusieurs ne peut être bonne, puisque la puissance d'un seul, dès
qu'il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il ajoute au contraire:
« N'ayons qu'un seul maître... »
Il faut peut-être excuser Ulysse d'avoir tenu ce
langage, qui lui servait alors pour apaiser la révolte de l'armée: je crois
qu'il adaptait plutôt son discours aux circonstances qu'à la vérité. Mais à la
réflexion, c'est un malheur extrême que d'être assujetti à un maître dont on ne
peut jamais être assuré de la bonté, et qui a toujours le pouvoir d'être
méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c'est être
autant de fois extrêmement malheureux.
Je ne veux pas débattre ici la question tant de
fois agitée, à savoir « si d'autres sortes de républiques sont meilleures que
la monarchie ». Si j'avais à la débattre, avant de chercher quel rang la
monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique,
je demanderais si l'on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de
croire qu'il y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul.
Mais réservons pour un autre temps cette question qui mériterait bien un traité
à part, et qui provoquerait toutes les disputes politiques.
Pour le moment, je voudrais seulement comprendre
comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de
nations supportent quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle
qu'ils lui donnent, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien
l'endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient mieux tout
souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante - et pourtant si
commune qu'il faut plutôt en gémir que s'en ébahir -, de voir un million
d'hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu'ils y soient
contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés et pour ainsi
dire ensorcelés par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter -
puisqu'il est seul - ni aimer - puisqu'il est envers eux tous inhumain et
cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes: contraints à l'obéissance,
obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc
une nation, contrainte par la force des armes, est soumise au pouvoir d'un seul
- comme la cité d'Athènes le fut à la domination des trente tyrans -, il ne
faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne
s'en étonner ni ne s'en plaindre, mais supporter le malheur avec patience, et
se réserver pour un avenir meilleur.
Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de
l'amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d'aimer la
vertu, d'estimer les belles actions, d'être reconnaissants pour les bienfaits
reçus, et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l'honneur et
l'avantage de ceux que nous aimons, et qui méritent d'être aimés. Si donc les
habitants d'un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait
donné des preuves d'une grande prévoyance pour les sauvegarder, d'une grande
hardiesse pour les défendre, d'une grande prudence pour les gouverner; s'ils
s'habituent à la longue à lui obéir et à se fier à lui jusqu'à lui accorder une
certaine suprématie, je ne sais s'il serait sage de l'enlever de là où il
faisait bien pour le placer là où il pourra faire mal; il semble, en effet,
naturel d'avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien, et de ne pas
en craindre un mal.
Mais, ô grand Dieu, qu'est donc cela ? Comment
appellerons-nous ce malheur? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un
nombre infini d'hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être
gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni
leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les
paillardises, les cruautés, non d'une armée, non d'un camp barbare contre
lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d'un seul ! Non d'un
Hercule ou d'un Samson, mais d'un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé
de la nation, qui n'a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le
sable des tournois, qui n'est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais
encore à satisfaire la moindre femmelette! Nommerons-nous cela lâcheté ?
Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si
quatre cèdent à un seul, c'est étrange, mais toutefois possible; on pourrait
peut-être dire avec raison: c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille
souffrent l'oppression d'un seul, dira-t-on encore qu'ils n'osent pas s'en
prendre à lui, ou qu'ils ne le veulent pas, et que ce n'est pas couardise, mais
plutôt mépris ou dédain ?
Enfin, si l'on voit non pas cent, non pas mille
hommes, mais cent pays, mille villes, un million d'hommes ne pas assaillir celui
qui les traite tous comme autant de serfs et d'esclaves, comment
qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vices ont des bornes
qu'ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en
craindre un; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas
contre un seul homme, cela n'est pas couardise: elle ne va pas jusque-là, de
même que la vaillance n'exige pas qu'un seul homme escalade une forteresse,
attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc
celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de
nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer ?. ..
Qu'on mette face à face cinquante mille hommes en
armes; qu'on les range en bataille, qu'ils en viennent aux mains; les uns,
libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir.
Auxquels promettrez-vous la victoire ? Lesquels iront le plus courageusement au
combat: ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté, ou ceux
qui n'attendent pour salaire des coups qu'il donnent et qu'ils reçoivent que la
servitude d'autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur
vie passée et l'attente d'un bien-être égal pour l'avenir. Ils pensent moins à
ce qu'ils endurent le temps d'une bataille qu'à ce qu'ils endureraient,
vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n'ont pour
aiguillon qu'une petite pointe de convoitise qui s'émousse soudain contre le
danger, et dont l'ardeur s'éteint dans le sang de leur première blessure. Aux
batailles si renommées de Miltiade, de Léonidas, de Thémistocle, qui datent de
deux mille ans et qui vivent encore aujourd'hui aussi fraîches dans la mémoire
des livres et des hommes que si elles venaient d'être livrées hier, en Grèce,
pour le bien des Grecs et pour l'exemple du monde entier, qu'est-ce qui donna à
un si petit nombre de Grecs, non pas le pouvoir, mais le courage de supporter
la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des
nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n'auraient pas
fourni assez de capitaines aux armées ennemies ? Dans ces journces glorieuses,
c'était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la
liberté sur la domination, de l'affranchissement sur la convoitise.
Ils sont vraiment extraordinaires, les récits de la
vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent ! Mais ce qui
arrive, partout et tous les jours: qu'un homme seul en opprime cent mille et les
prive de leur liberté, qui pourrait le croire, s'il ne faisait que l'entendre
et non le voir ? Et si cela n'arrivait que dans des pays étrangers, des terres
lointaines et qu'on vînt nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement
inventé ?
Or ce tyran seul, il n'est pas besoin de le
combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne
consente point à sa servitude. I1 ne s'agit pas de lui ôter quelque chose, mais
de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien
pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples
eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu'ils en
seraient quittes en cessant de servir. C'est le peuple qui s'asservit et qui se
coupe la gorge; qui, pouvant choisir d'être soumis ou d'être libre, repousse la
liberté et prend le joug; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche...
S'il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, je ne l'en presserais
pas; même si ce qu'il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits
naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme. Mais je n'attends même
pas de lui une si grande hardiesse; j'admets qu'il aime mieux je ne sais quelle
assurance de vivre misérablement qu'un espoir douteux de vivre comme il
l'entend. Mais quoi ! Si pour avoir la liberté il suffit de la désirer, s'il
n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui
croie la payer trop cher en l'acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait
sa volonté de recouvrer un bien qu'on devrait racheter au prix du sang, et dont
la perte rend à tout homme d'honneur la vie amère et la mort bienfaisante ?
Certes, comme le feu d'une petite étincelle grandit et se renforce toujours, et
plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit
par s'éteindre de lui-même quand on cesse de l'alimenter, de même, plus les
tyrans pillent, plus ils exigent; plus ils ruinent et détruisent, plus où leur
fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d'autant, deviennent de plus en
plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur
fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper,
ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche,
n'ayant plus de suc ni d'aliment à sa racine, devient sèche et morte.
Pour acquérir le bien qu'il souhaite, l'homme hardi
ne redoute aucun danger, l'homme avisé n'est rebuté par aucune peine. Seuls les
lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien
qu'ils se bornent à convoiter. L'énergie d'y prétendre leur est ravie par leur
propre lâcheté; il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir,
cette volonté commune aux sages et aux imprudents, aux courageux et aux
couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont la possession les rendrait
heureux et contents. il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi,
n'ont pas la force de désirer: c'est la liberté, bien si grand et si doux ! Dès
qu'elle est perdue, tous les maux s'ensuivent, et sans elle tous les autres
biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur
saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que
s'ils la désiraient, ils l'auraient; comme s'ils refusaient de faire cette
précieuse acquisition parce qu'elle est trop aisée.
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations
opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever
sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez
piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos
ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que
vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement
la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces
malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de
l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui
vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne
refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n'a pourtant que
deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des
habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, ce sont les
moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tire-t-il tous ces yeux
qui vous épient, si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous
frapper, s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne
sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de
vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s'il n'était d'intelligence
avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n'étiez les receleurs du
larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres
de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu'il les dévaste, vous meublez et
remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin
qu'il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'il en
fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'il les mène à la guerre, à
la boucherie, qu'il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses
vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu'il puisse se mignarder dans ses
délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin
qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte.
Et de tant d'indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si
elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de
vous délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà
libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de
ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la
base, fondre sous son poids et se rompre.
Les médecins conseillent justement de ne pas
chercher à guérir les plaies incurables, et peut-être ai-je tort de vouloir
ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute
connaissance de son mal - ce qui montre assez que sa maladie est mortelle.
Cherchons donc à comprendre, si c'est possible, comment cette opiniâtre volonté
de servir s'est enracinée si profond qu'on croirait que l'amour même de la
liberté n'est pas si naturel.
Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions
avec les droits que nous tenons de la nature et d'après les préceptes qu'elle
nous enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la
raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout
naturellement, l'impulsion de l'obéissance envers ses père et mère. Quant à
savoir si la raison est en nous innée ou non - question débattue amplement par
les académies et agitée par toute l'école des philosophes -, je ne pense pas
errer en disant qu'il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé
par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s'épanouit en vertu, mais
il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu'il y a de clair
et d'évident, que personne ne peut ignorer, c'est que la nature, ministre de
Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans
le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères.
Et si, dans le partage qu'elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques
avantages de corps ou d'esprit aux uns plus qu'aux autres, elle n'a cependant
pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n'a pas
envoyé ici bas les plus forts ou les plus adroits comme des brigands armés dans
une forêt pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu'en faisant ainsi
des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire
naître en eux l'affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer,
puisque les uns ont la puissance de porter secours tandis que les autres ont
besoin d'en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous toute
la terre pour demeure, puisqu'elle nous a tous logés dans la même maison, nous
a tous formés sur le même modèle afin que chacun pût se regarder et quasiment
se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir, puisqu'elle nous a fait à
tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et
fraterniser et pour produire, par la communication et l'échange de nos pensées,
la communion de nos volontés; puisqu'elle a cherché par tous les moyens à faire
et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société, puisqu'elle a
montré en toutes choses qu'elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un
seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres,
puisque nous sommes tous égaux ? I1 ne peut entrer dans l'esprit de personne
que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu'elle nous a tous mis en
compagnie.
À vrai dire, il est bien inutile de se demander si
la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans
lui faire tort: il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute
raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle; c'est pourquoi, à
mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la
passion de la défendre.
Et s'il s'en trouve par hasard qui en doutent
encore - abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions
natives -, il faut que je leur fasse l'honneur qu'ils méritent et que je hisse,
pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire, pour leur enseigner leur nature et
leur condition. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les
entendre, leur crient: « Vive la liberté ! » Plusieurs d'entre elles meurent
aussitôt prises. Tel le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l'eau, elles se
laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux
avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur
noblesse. D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les
prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied qu'elles
démontrent assez quel prix elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois
prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur
malheur qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur
leur bonheur perdu plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d'autre
l'éléphant lorsque, s'étant défendu jusqu'au bout, sans plus d'espoir, sur le
point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les
arbres, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l'esprit et
l'avise de marchander avec les chasseurs: à voir s'il pourra s'acquitter par le
prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté ?
Nous flattons le cheval dès sa naissance pour
l'habituer à servir. Nos caresses ne l'empêchent pas de mordre son frein, de
ruer sous l'éperon lorsqu'on veut le dompter. I1 veut témoigner par là, ce me
semble, qu'il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire
encore ?
« Même les boeufs, sous le joug, geignent, et les
oiseaux, en cage, se plaignent. Je l'ai dit autrefois en vers...
Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiment
sent le malheur de la sujétion et court après la liberté; puisque les bêtes,
même faites au service de l'homme, ne peuvent s'y soumettre qu'après avoir protesté
d'un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l'homme - seul vraiment
né pour vivre libre - au point de lui faire perdre la souvenance de son premier
état et le désir de le reprendre?
Il y a trois sortes de tyrans.
Les uns règnent par l'élection du peuple, les
autres par la force des armes, les derniers par succession de race. Ceux qui
ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s'y comportent - on le sait et
le dit fort justement comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en
général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils
sucent avec le lait le naturel du tyran et ils regardent les peuples qui leur
sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leur penchant dominant -
avares ou prodigues -, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à
celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu'il devrait être plus
supportable; il le serait, je crois, si dès qu'il se voit élevé au-dessus de
tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu'on appelle grandeur, il décidait
de n'en plus bouger. I1 considère presque toujours la puissance que le peuple
lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or dès que ceux-ci ont
adapté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes
sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent
pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la
servitude et d'écarter si bien les idées de liberté de l'esprit de leurs sujets
que, pour récent qu'en soit le souvenir, il s'efface bientôt de leur mémoire.
Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de
choix, je n'en vois pas: car s'ils arrivent au trône par des moyens divers,
leur manière de règne est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par
le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur
proie, les successeurs comme un troupeau d'esclaves qui leur appartient par
nature.
Je poserai cette question: si par hasard il
naissait aujourd'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni
affriandés à la liberté, ignorant jusqu'au nom de l'une et de l'autre, et qu'on
leur proposât d'être sujets ou de vivre libres, quel serait leur choix ? Sans
aucun doute, ils préféreraient de beaucoup obéir à la seule raison que de
servir un homme, à moins qu'ils ne soient comme ces gens d'Israël qui, sans
besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran. Je ne lis jamais leur
histoire sans en éprouver un dépit extrême qui me porterait presque à être
inhumain, jusqu’à me réjouir de tous les maux quu leur advinrent. Car pour que
les hommes, tant qu'ils sont des hommes, se laissent assujettir, il faut de
deux choses l'une: ou qu'ils y soient contraints, ou qu'ils soient trompés.
Contraints par les armes étrangères comme le furent Sparte et Athènes par
celles d'Alexandre, ou trompés par les factions comme le fut le gouvernement
d'Athènes, tombé auparavant aux mains de Pisistrate. Ils perdent souvent
leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui
qu'ils ne se trompent eux-mêmes. „ Ainsi le peuple de Syracuse, capitale de la
Sicile, pressé par les guerres, ne songeant qu'au danger du moment, élut Denys
Premier et lui donna le commandement de l'armée. Il ne prit garde qu'il l'avait
fait aussi puissant que lorsque ce malin, rentrant victorieux comme s'il eût
vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, se fit d'abord capitaine, puis
roi, et de roi tyran. Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu'il est
assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu'il lui est
impossible de se réveiller pour la reconquérir: il sert si bien, et si
volontiers, qu'on dirait à le voir qu'il n'a pas seulement perdu sa liberté
mais bien gagné sa servitude.
Il est vrai qu'au commencement on sert contraint et
vaincu par la force; mais les successeurs servent sans regret et font
volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés
sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus
avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir
d'autres biens ni d'autres droits que ceux qu'ils ont trouvés; ils prennent
pour leur état de nature l'état de leur naissance.
Toutefois il n'est pas d'héritier, même prodigue ou
nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour
voir s'il jouit de tous les droits de sa succession et si l'on n'a rien
entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l'habitude, qui exerce en
toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à
servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au
poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le
trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal
lotis, mais il faut avouer qu'elle a moins de pouvoir sur nous que
l'habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s'il n'est entretenu, et
l'habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. Les
semences de bien que la nature met en nous sont si menues, si frêles, qu'elles
ne peuvent résister au moindre choc d'une habitude contraire. Elles
s'entretiennent moins facilement qu'elles ne s'abâtardissent, et même
dégénèrent, tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur
espèce tant qu'on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits
différents des leurs, selon la manière dont on les greffe.
Les herbes aussi ont chacune leur propriété, leur
naturel, leur singularité; pourtant la durée, les intempéries, le sol ou la
main du jardinier augmentent ou diminuent de beaucoup leurs vertus. La plante
qu'on a vue dans un pays n'est souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui
qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus
misérable d'entre eux ne voudrait pas être roi, nés et élevés de façon qu'ils
ne connaissent d'autre ambition que celle d'entretenir pour le mieux leur
liberté, éduqués et formés dès le berceau de telle sorte qu'ils n'échangeraient
pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités de la terre...
Celui, dis-je, qui verrait ces personnes-là, et qui s'en irait ensuite sur le
domaine de quelque « grand seigneur », y trouvant des gens qui ne sont nés que
pour le servir et qui abandonnent leur propre vie pour maintenir sa puissance,
penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? Ou ne croirait-il pas
plutôt qu'en sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans un parc de bêtes ?
On raconte que Lycurgue, le législateur de Sparte,
avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités au même lait.
L'un était engraissé à la cuisine, l'autre habitué à courir les champs au son
de la trompe et du cornet. Voulant montrer aux Lacédémoniens que les hommes
sont tels que la culture les a faits, il exposa les deux chiens sur la place
publique et mit entre eux une soupe et un lièvre. L'un courut au plat, l'autre
au lièvre. Et pourtant, dit-il, ils sont frères !
Celui-là, avec ses lois et son art politique,
éduqua et forma si bien les Lacédémoniens que chacun d'eux préférait souffrir
mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la
raison.
Je prends plaisir à rappeler ici une anecdote
concernant l'un des favoris de Xerxès, grand roi de Perse, et deux Spartiates. Lorsque
Xerxès faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière, il
envoya ses ambassadeurs dans plusieurs villes de ce pays pour demander de l'eau
et de la terre - c'était la manière qu'avaient les Perses de sommer les villes
de se rendre. Il se garda bien d'en envoyer à Sparte ni à Athènes parce que les
Spartiates et les Athéniens, auxquels son père Darius en avait envoyés
auparavant, les avaient jetés, les uns dans les fossés, les autres dans les
puits en leur disant: « Allez-y, prenez là de l'eau et de la terre, et
portez-les à votre prince. » Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la
moindre parole, on attentât à leur liberté. Les Spartiates reconnurent qu'en
agissant de la sorte, ils avaient offensé les dieux, et surtout Talthybie, le
dieu des héraults. Ils résolurent donc, pour les apaiser d'envoyer à Xerxès
deux de leurs concitoyens afin que, disposant d'eux à son gré, il pût se venger
sur eux du meurtre des ambassadeurs de son père.
Deux Spartiates, l’ un nommé Sperthiès et l'autre
Bulis, s'offrirent comme victimes volontaires. Ils partirent. Arrivés au palais
d'un Perse nommé Hydarnes, lieutenant du roi pour toutes les villes d'Asie qui
étaient sur les côtes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement,
leur fit grande chère et, de fil en aiguille, leur demanda pourquoi ils
rejetaient si fort l'amitié du roi. « Spartiates, dit-il, voyez par mon exemple
comment le Roi sait honorer ceux qui le méritent. Croyez que si vous étiez à
son service et qu'il vous eût connus, vous seriez tous les deux gouverneurs de
quelque ville grecque. » Les Lacédémoniens répondirent: « En ceci, Hydarnes, tu
ne pourrais nous donner un bon conseil; car si tu as essayé le bonheur que tu
nous promets, tu ignores entièrement celui dont NOUS jouissons. Tu as éprouvé
la faveur du roi, mais tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté. Or si
tu en avais seulement goûté, tu nous conseillerais de la défendre, non
seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les dents et avec les ongles
». Seuls les Spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon
l'éducation qu'il avait reçue. Car il était aussi impossible au Persan de
regretter la liberté dont il n'avait jamais joui qu'aux Lacédémoniens, qui
l’avaient savourée, d'endurer l'esclavage.
Caton d'Utique, encore enfant et sous la férule de
son maître, allait souvent voir le dictateur Sylla chez qui il avait ses
entrées, tant à cause du rang de sa famille que de ses liens de parenté. Dans
ces visites, il était toujours accompagné de son précepteur, comme c'était
l'usage à Rome pour les enfants des nobles. I1 vit un jour que dans l'hôtel
même de Sylla, en sa présence ou par son commandement, on emprisonnait les uns,
on condamnait les autres; l'un était banni, l'autre étranglé. L'un demandait la
confiscation des biens d'un citoyen, l'autre sa tête. En somme, tout s'y
passait non comme chez un magistrat de la cité, mais comme chez un tyran du
peuple; c'était moins le sanctuaire de la justice qu'une caverne de tyrannie.
Ce jeune garcon dit à son précepteur: « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je
le cacherai sous ma robe. J'entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu'il
ne soit levé... J'ai le bras assez fort pour en libérer la ville. » Voilà
vraiment la parole d'un Caton. Ce début d'une vie était digne de sa mort.
Taisez le nom et le pays, racontez seulement le fait tel qu'il est: il parle de
lui-même. On dira aussitôt: « Cet enfant était romain, né dans Rome,
lorsqu'elle était libre.» Pourquoi dis-je ceci ? Je ne prétends certes
pas que le pays et le sol n'y fassent rien, car partout et en tous lieux
l'esclavage est amer aux hommes et la liberté leur est chère. Mais il me semble
qu'on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouvent déjà sous le joug,
qu'on doit les excuser ou leur pardonner si, n'ayant pas même vu l'ombre de la
liberté, et n'en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur
d'être esclaves. S'il est des pays, comme le dit Homère de celui des Cimériens,
où le soleil se montre tout différent qu'à nous, où après les avoir éclairés
pendant six mois consécutifs, il les laisse dans l'obscurité durant les six
autres mois, faut-il s'étonner que ceux qui naissent pendant cette longue nuit,
s'ils n'ont point ouï parler de la clarté ni jamais vu le jour, s'accoutument
aux ténèbres où ils sont nés sans désirer la lumière ?
On ne regrette jamais ce qu'on n'a jamais-eu. Le
chagrin ne vient qu'après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur,
se joint le souvenir de quelque joie passée. La nature de l'homme est d'être
libre et de vouloir l'être, mais il prend facilement un autre pli lorsque
l'éducation le lui donne.
Disons donc que, si toutes choses deviennent
naturelles à l'homme lorsqu'il s'y habitue, seul reste dans sa nature celui qui
ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi la première raison de
la servitude volontaire, c'est l'habitude. Voilà ce qui arrive aux plus braves
chevaux qui d'abord mordent leur frein, et après s'en jouent, qui, regimbant
naguère sous la selle, se présentent maintenant d'eux-mêmes sous le harnais et,
tout fiers, se rengorgent sous l'armure.
Ils disent qu'ils ont toujours été sujets, que
leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal,
s'en persuadent par des exemples et consolident eux-mémes, par la durée, la
possession de ceux qui les tyrannisent.
Mais en vérité les années ne donnent jamais le
droit de mal faire. Elles accroissent l'injure. Il s'en trouve toujours
certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent
se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la sujétion et qui,
comme Ulysse cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison,
n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier,
et s'empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant
l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les
ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni
devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir
l'avenir. Ce sont eux qui, ayant d'eux-mêmes la tête-bien faite, l'ont encore
affinée par l'étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement
perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la
savourent. Et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on l'accoutre.
Le grand Turc s'est bien apercu que les livres et
la pensée donnent plus que toute autre chose aux hommes le sentiment de leur
dignité et la haine de la tyrannie. Je comprends que, dans son pays, il n'a
guère de savants, ni n'en demande. Le zèle et la passion de ceux qui sont
restés, malgré les circonstances, les dévots de la liberté, restent communément
sans effet, quel que soit leur nombre, parce qu'ils ne peuvent s'entendre. Les
tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et presque de penser, et
ils demeurent isolés dans leurs rêves. Momus ne plaisantait pas trop, lorsqu'il
trouvait à redire à l'homme forgé par Vulcain, en ce qu'il n'avait pas une
petite fenêtre au cœur, afin qu'on pût y voir ses pensées. . .
On dit que Brutus et Cassius, lorsqu'ils
entreprirent de délivrer Rome (c'est-à-dire le monde entier), ne voulurent
point que Cicéron, ce grand zélateur du bien public, fût de la partie, jugeant
son cœur trop faible pour un si haut fait. Ils croyaient bien à son vouloir,
mais non à son courage. Qui voudra se rappeler les temps passés et compulser
les annales anciennes se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays
malmené et en de mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, dans une
intention bonne, entière et droite, en vinrent facilement à bout; pour se
manifester elle-même, la liberté vint toujours à leur aide. Harmodius,
Aristogiton, Thrasybule, Brutus l'Ancien, Valerius et Dion, qui conçurent un
projet si vertueux, l'exécutèrent avec bonheur. En de tels cas, le ferme
vouloir garantit presque toujours le succès. Brutus le jeune et Cassius
réussirent à briser la servitude; ils périrent lorsqu'ils tentèrent de ramener
la liberté, non pas misérablement - car qui oserait trouver rien de misérable
ni dans leur vie ni dans leur mort ? - mais au grand dommage, pour le malheur
perpétuel et pour la ruine entière de la république, laquelle, ce me semble,
fut enterrée avec eux. Les autres tentatives essayées depuis contre les
empereurs romains ne furent que les conjurations de quelques ambitieux dont l'irréussite
et la mauvaise fin ne sont pas à regretter, vu qu'ils ne désiraient pas
renverser le trône, mais seulement ébranler la couronne, cherchant à chasser le
tyran pour mieux garder la tyrannie. Quant à ceux-là, je serais bien fâché
qu'ils eussent réussi, et je suis content qu'ils aient montré par leur exemple
qu'il ne faut pas abuser du saint nom de la liberté pour conduire une mauvaise
action.
Mais pour revenir à mon sujet, que j'avais presque
perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent
volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés comme tels.
De cette première raison découle cette autre: que, sous les tyrans, les gens
deviennent aisément lâches et efféminés. Je sais gré au grand Hippocrate, père
de la médecine, de l'avoir si bien remarqué dans son livre Des maladies. Cet
homme avait bon cœur, et il le montra lorsque le roi de Perse voulut l'attirer
près de lui à force d'offres et de grands présents; il lui répondit franchement
qu'il se ferait un cas de conscience de s'occuper à guérir les Barbares qui
voulaient tuer les Grecs, et à servir par son art celui qui voulait asservir
son pays. La lettre qu'il lui écrivit se trouve encore aujourd'hui dans ses
autres œuvres; elle témoignera toujours de son courage et de sa noblesse.
I1 est certain qu'avec la liberté on perd aussitôt
la vaillance. Les gens soumis n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y
vont comme ligotés et tout engourdis, s'acquittant avec peine d'une obligation.
Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l'ardeur de la liberté qui fait
mépriser le péril et donne envie de gagner, par une belle mort auprès de ses
compagnons, l'honneur et la gloire. Chez les hommes libres au contraire, c'est
à l'envi, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi: ils savent
qu'ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la
victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le
cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent
bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir.
L'historien Xénophon, l'un des plus sérieux et des
plus estimés parmi les Grecs, a fait un petit livre dans lequel il fait dialoguer
Simonide avec Hiéron, tyran de Syracuse, sur les misères du tyran. Ce livre est
plein de leçons bonnes et graves qui ont aussi, selon moi, une grâce infinie.
Plut à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l'eussent placé devant eux
en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leurs verrues et en
auraient pris honte de leurs taches. Ce traité parle de la peine
qu'éprouvent les tyrans qui, faisant du mal à tous, sont obligés de craindre
tout le monde. Il dit, entre autres choses, que les mauvais rois prennent à
leur service des étrangers mercenaires parce qu'ils n'osent plus donner les
armes à leurs sujets, qu'ils ont maltraités. En France même, plus encore
autrefois qu'aujourd'hui, quelques bons rois ont bien eu à leur solde des
troupes étrangères, mais c'était plutôt pour sauvegarder leurs propres sujets;
ils ne regardaient pas à la dépense pour épargner les hommes. C'était aussi, je
crois, l'opinion du grand Scipion l'Africain, qui aimait mieux avoir sauvé la
vie d'un citoyen que d'avoir défait cent ennemis. Mais ce qui est certain,
c'est que le tyran ne croit jamais sa puissance assurée s'il n'est pas parvenu
au point de n'avoir pour sujets que des hommes sans valeur. On pourrait lui
dire à juste titre ce que, d'après Térence,Thrason disait au maître des
éléphants: r
« Si brave donc vous
êtes,
Que vous avez charge des bêtes ? »
Que vous avez charge des bêtes ? »
Cette ruse des tyrans d'abêtir leurs sujets n'a
jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens,
après qu'il se fut emparé de leur capitale et qu'il eut pris pour captif
Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes
s'étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l'obéissance. Mais ne voulant
pas saccager une aussi belle ville ni être obligé d'y tenir une armée pour la
maîtriser, il s'avisa d'un expédient admirable pour s'en assurer la possession.
I1 y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une
ordonnance qui obligeait les citoyens à s'y rendre. Il se trouva si bien de
cette garnison que, par la suite, il n'eut plus à tirer l'épée contre les
Lydiens. Ces misérables s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux si bien
que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient
ce que nous appelons passe-temps, qu'ils nommaient Ludi, par corruption de
Lydi.
Tous les tyrans n'ont pas déclaré aussi
expressément vouloir efféminer leurs sujets; mais de fait, ce que celui-là
ordonna formellement, la plupart d'entre eux l'ont fait en cachette. Tel est le
penchant naturel du peuple ignorant qui, d'ordinaire, est plus nombreux dans
les villes: il est soupçonneux envers celui qui l'aime et confiant envers celui
qui le trompe. Ne croyez pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la
pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à
l'hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la
servitude, pour la moindre douceur qu'on leur fait goûter. C'est chose
merveilleuse qu'ils se laissent aller si promptement, pour peu qu'on les
chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les
bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce
étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur
liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces
allèchements étaient ceux qu'employaient les anciens tyrans pour endormir leurs
sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces
passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à
servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent à
lire avec des images brillantes.
Les tyrans romains renchérirent encore sur ces
moyens en faisant souvent festoyer les décuries, en gorgeant comme il le
fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose au plaisir
de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d'entre eux n'aurait pas quitté son
écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les
tyrans faisaient largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et
c'était pitié alors d'entendre crier: « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne
s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien,
et que cette part même qu'ils en recouvraient, le tyran n'aurait pu la leur
donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée. Tel ramassait aujourd'hui
le sesterce, tel se gorgeait au festin public en bénissant Tibère et Néron de
leur libéralité qui, le lendemain, contraint d'abandonner ses biens à
l'avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces empereurs
magnifiques, ne disait mot, pas plus qu'une pierre, et ne se remuait pas
plus qu'une souche. Le peuple ignorant a toujours été ainsi: au plaisir qu'il
ne peut honnêtement recevoir, il est tout dispos et dissolu; au tort et à la
douleur qu'il peut honnêtement soufflir, il est insensible.
Je ne vois personne aujourd'hui qui, entendant
parler de Néron, ne tremble au seul nom de ce vilain monstre, de cette sale
peste du monde. Il faut pourtant dire qu'après la mort, aussi dégoûtante
que sa vie, de ce bouteleu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, ce fameux
peuple romain en éprouva tant de déplaisir, se rappelant ses jeux et ses
festins, qu'il fut sur le point d'en porter le deuil. C'est du moins ce qu'en
écrit Tacite, excellent auteur, historien des plus fiables. Et l'on ne trouvera
pas cela étrange si l'on considère ce que ce même peuple avait déjà fait à la
mort de Jules César, qui avait donné congé aux lois et à la liberté romaine. On
louait surtout, ce me semble, dans ce personnage, son « humanité »; or, elle fut
plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui
ait jamais vécu, car à la vérité ce fut cette venimeuse douceur qui emmiella
pour le peuple romain le breuvage de la servitude. Après sa mort ce peuple-là,
qui avait encore à la bouche le goût de ses banquets et à l'esprit la mémoire
de ses prodigalités, amoncela les bancs de la place publique pour lui en faire
un grand bûcher d'honneur; puis il lui éleva une colonne comme au Père du
peuple (le chapiteau portait cette inscription); enfin il fit plus d'honneurs à
ce mort qu'il n'aurait dû en faire à un vivant, et d'abord à ceux qui l'avaient
tué.
Les empereurs romains n'oubliaient surtout pas de
prendre le titre de Tribun du peuple, parce que cet office était tenu pour
saint et sacré; établi pour la défense et la protection du peuple, il jouissait
d'une haute faveur dans l'État. Ils s'assuraient par ce moyen que le peuple se
fierait mieux à eux, comme s'il lui suffisait d'entendre ce nom, sans avoir
besoin d'en sentir les effets. Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd’hui
qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours
précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des
malheureux. On connaît la formule dont ils font si finement usage; mais peut-on.
parler de finesse là où il y a tant d'impudence?
Les rois d'Assyrie, et après eux les rois Mèdes,
paraissaient en public le plus rarement possible, pour faire supposer au peuple
qu'il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser rêver ceux qui se
montent l'imagination sur les choses qu'ils ne peuvent voir de leurs
propres yeux. Ainsi tant de nations qui furent longtemps sous l'empire de ces
rois mystérieux s’habituèrent à les servir, et les servirent d'autant plus
volontiers qu'ils ignoraient qui était leur maître, ou même s'ils en avaient
un; de telle sorte qu'ils vivaient dans la crainte d'un être que personne
n'avait jamais vu.
Les premiers rois d'Egypte ne se montraient guère
sans porter tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête: ils se masquaient et
jouaient aux bateleurs, inspirant par ces formes étranges respect et admiration
à leurs sujets qui, s'ils n'avaient pas été aussi stupides ou soumis, auraient
dû s'en moquer et en rire. C'est vraiment lamentable de découvrir tout ce que
faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie, de voir de quels
petits moyens ils se servaient, trouvant toujours la populace si bien disposée
à leur égard qu'ils n'avaient qu'à tendre un filet pour la prendre; ils n'ont
jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l'ont jamais mieux asservie que
lorsqu'ils s'en moquaient le plus.
Que dirai-je d'une autre sornette que les peuples
anciens prirent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que l'orteil de
Pyrrhus, roi d'Épire, faisait des miracles et guérissait les malades de la
rate. Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu'on eut brûlé le
cadavre de ce roi, l'orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu,
intact. Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges, pour y
ajouter ensuite une foi stupide. Bon nombres d'auteurs ont rapporté ces
mensonges; on voit aisément qu'ils les ont ramassés dans les ragots des villes
et les fables des ignorants. Telles sont les merveilles que fit Vespasien,
revenant d'Assyrie et passant par Alexandrie pour aller à Rome s'emparer de
l'Empire: il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles, et
mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par de plus
aveugles que ceux qu'il guérissait.
Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les
hommes souffrissent qu'un autre les maltraitât, c'est pourquoi ils se
couvraient volontiers du manteau de la religion et s'affublaient autant que
faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Ainsi
Salmonée, pour s'être moqué du peuple en faisant son Jupiter, se trouve
maintenant au fin fond de l'enfer, selon là sibylle de Virgile, qui l'y a vu:
« Là, des fils d'Aloüs
gisent les corps énormes,
Ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes
Osérent attenter aux demeures des Dieux,
Et du trône éternel chasser le Roi des cieux.
Là, j'ai vu de ces dieux le rival sacrilège,
Qui du foudre usurpant le divin privilège
Pour arracher au peuple un criminel encens
De quatre fiers coursiers aux pieds retentissants
Attelant un vain char dans l'Élide tremblante
Une torche à h main y semait l'épouvante :
Insensé qui, du ciel prétendu souverain,
Par le bruit de son char et de son pont d'airain
Du tonnerre imitait le bruit inimitable !
Mais Jupiter lança le foudre véritable
Et renversa, couvert d'un tourbillon de feu,
Le char et les coursiers et la foudre et le Dieu:
Son triomphe fut court, sa peine est éternelle.»
Ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes
Osérent attenter aux demeures des Dieux,
Et du trône éternel chasser le Roi des cieux.
Là, j'ai vu de ces dieux le rival sacrilège,
Qui du foudre usurpant le divin privilège
Pour arracher au peuple un criminel encens
De quatre fiers coursiers aux pieds retentissants
Attelant un vain char dans l'Élide tremblante
Une torche à h main y semait l'épouvante :
Insensé qui, du ciel prétendu souverain,
Par le bruit de son char et de son pont d'airain
Du tonnerre imitait le bruit inimitable !
Mais Jupiter lança le foudre véritable
Et renversa, couvert d'un tourbillon de feu,
Le char et les coursiers et la foudre et le Dieu:
Son triomphe fut court, sa peine est éternelle.»
Si celui qui voulut simplement faire l'idiot se
trouve là-bas si bien traité, je pense que ceux qui ont abusé de la religion
pour mal faire s'y trouveront encore à meilleure enseigne.
Nos tyrans de France ont semé aussi je ne sais quoi
du genre: des crapauds, des fleurs de lys, la Sainte Ampoule et l'oriflamme.
Toutes choses que, pour ma part et quoi qu'il en soit, je ne veux pas croire
n'être que des balivernes, puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre
temps nous n'avons eu aucune occasion de les soupçonner telles. Car nous avons
eu quelques rois si bons à la paix, si vaillants à la guerre que, bien qu'ils
fussent nés rois, il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres
et que le dieu tout-puissant les ait choisis avant leur naissance pour leur
confier le gouvernement et la garde de ce royaume. Et quand cela ne serait pas,
je ne voudrais pas entrer en lice pour débattre de la vérité de nos histoires,
ni les éplucher trop librement pour ne pas ravir ce beau thème où pourra si
bien s'escrimer notre poésie française, cette poésie non seulement agrémentée,
mais pour, ainsi dire refaite à neuf par nos Ronsard, Baïf et du Bellay: ils
font tellement progresser notre langue que bientôt, j'ose l'espérer, nous
n'aurons rien à envier aux Grecs ni aux Latins, hormis le droit d'aînesse.
Certes, je ferais grand tort à notre rime (j'use
volontiers de ce mot qui me plaît, car bien que plusieurs l'aient rendue
purement mécanique, j'en vois toutefois assez d'autres capables de l'anoblir et
de lui rendre son premier lustre). Je lui ferais, dis-je, grand tort en lui
ravissant ces jolis contes du roi Clavis, dans lesquels s'égaiera si
plaisamment, si aisément, la verve de notre Ronsard, dans sa Franciade. Je
saisis sa portée, je connais son esprit fin et je sais la grâce de l'homme. Il
fera son affaire de l'oriflamme, aussi bien que les Romains le faisaient de leurs
ancilles et de ces
« boucliers du ciel
en bas jetés »,
dont parle Virgile. Il tirera de notre Sainte
Ampoule un parti aussi bon que les Athéniens en tirérent de leur corbeille
d'Erisicthone. I1 parlera de nos armoiries aussi bien qu'eux de leur olivier,
qu'ils prétendent exister encore dans la tour de Minerve. Certes, je serais
téméraire de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les terres de
nos poètes.
Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis
éloigné je ne sais trop comment, n'est-il pas clair que les tyrans, pour
s'affermir, se sont efforcés d'habituer le peuple, non seulement à l'obéissance
et à la servitude mais encore à leur dévotion ? Tout ce que j'ai dit jusqu'ici
des moyens employés par les tyrans pour asservir n'est exercé que sur le petit
peuple ignorant.
J'en arrive maintenant à un point qui est, selon
moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de
toute tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes, les gardes et le guet
garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s'en servent, je crois, par
forme et pour épouvantail, plus qu'ils ne s'y fient. Les archers barrent
l'entrée des palais aux malhabiles qui n'ont aucun moyen de nuire, non aux
audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins
nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers
qu'il n'y en eut de tués par ces archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes de
gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui
défendent un tyran, mais toujours (on aura peine à le croire d'abord, quoique
ce soit l'exacte vérité) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui
soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi: cinq ou six ont eu
l'oreille du tyran et s'en sont approchés d'eux-mêmes, ou bien ils ont été
appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses
plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines.
Ces six dressent si bien leur chef qu'il en devient méchant envers la société,
non seulement de sa propre méchanceté mais encore des leurs. Ces six en ont
sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces
six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu'ils élèvent en
dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des
deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu'ils les
exercent à point nommé et fassent d'ailleurs tant de mal qu'ils ne puissent se
maintenir que sous leur ombre, qu'ils ne puissent s'exempter des lois et des
peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les
suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais
cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui
les soude et les attache à lui, comme Homère le fait dire à Jupiter qui se
targue, en tirant une telle chaîne, d'amener à lui tous les dieux. De là venait
l'accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l'établissement de
nouvelles fonctions, l'institution de nouveaux offices, non certes pour
réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En
somme, par les gains et les faveurs qu'on reçoit des tyrans, on en arrive à ce
point qu'ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie
profite, que ceux auxquels la liberté plairait.
Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changé
dans-notre corps, dès que quelque tumeur se manifeste en un seul endroit,
toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. De même, dès qu'un roi
s'est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un
tas de petits friponneaux et de faquins qui ne d61! peuvent faire ni mal ni
bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une
avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au
butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux.
Tels sont les grands voleurs et les fameux
corsaires; les uns courent le pays, les autres pourchassent les voyageurs; les
uns sont en embuscade, les autres au guet; les uns massacrent, les autres
dépouillent, et bien qu'il y ait entre eux des prééminences, que les uns ne
soient que des valets et les autres des chefs de bande, à la fin il n'y en a
pas un qui ne profite, sinon du butin principal, du moins de ses restes. On dit
que les pirates ciliciens se rassemblèrent en un si grand nombre qu'il fallut
envoyer contre eux le grand Pompée, et qu'ils attirèrent à leur alliance
plusieurs belles et grandes villes dans les havres desquelles, en revenant de
leurs courses, ils se mettaient en sûreté, leur donnant en échange une part des
pillages qu'elles avaient recélés.
C'est ainsi que le tyran asservit les sujets les
uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'ils
valaient quelque chose. Mais on l'a fort bien dit: pour fendre le bois, on se
fait des coins du bois même; tels sont ses archers, ses gardes, ses
hallebardiers. Non que ceux-ci n'en souffrent souvent eux-mêmes; mais ces
misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d'endurer le mal et
d'en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux,
l'endurent et n'y peuvent mais. Quand je pense à ces gens qui flattent le tyran
pour exploiter sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis presque aussi
souvent ébahi de leur méchanceté qu'apitoyé de leur sottise.
Car à vrai dire, s'approcher du tyran, est-ce autre
chose que s'éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à
deux mains sa servitude ? Qu'ils mettent un moment à part leur ambition, qu'ils
se dégagent un peu de leur avidité, et puis qu'ils se regardent; qu'ils se
considèrent eux-mêmes: ils verront clairement que ces villageois, ces paysans
qu'ils foulent aux pieds et qu'ils traitent comme des forcats ou des esclaves,
ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu'eux et en
quelque sorte plus libres. Le laboureur et l'artisan, pour asservis qu'ils
soient, en sont quittes en obéissant; mais le tyran voit ceux qui l'entourent coquinant
et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu'ils fassent ce qu'il
ordonne, mais aussi qu'ils pensent ce qu'il veut et souvent même, pour le
satisfaire, qu'ils préviennent ses propres désirs. Ce n'est pas le tout de lui
obéir, il faut encore lu complaire; il faut qu'ils se rompent, se tourmentent,
se tuent à traiter ses affaires, et puisqu'ils ne se plaisent qu'à son plaisir,
qu'ils sacrifient leur goût au sien, qu'ils forcent leur tempérament et
dépouillent leur naturel. Il faut qu'ils soient attentifs à ses paroles, à sa
voix, à ses regards, à ses gestes: que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains
soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées.
Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ?
Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour
tout homme de cœur, mais encore pour celui qui n'a que le simple bon sens, ou
même figure d'homme ? Quelle condition est plus misérable que celle de vivre
ainsi, n'ayant rien à soi et tenant d'un autre son aise, sa liberté, son corps
et sa vie ?
Mais ils veulent servir pour amasser des biens:
comme s'ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu'ils ne peuvent même pas
dire qu'ils sont à eux-mêmes. Et comme si quelqu'un pouvait avoir quelque chose
à soi sous un tyran, ils veulent se rendre possesseurs de biens, oubliant que
ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne rien
laisser qu'on puisse dire être à sa personne. Ils voient pourtant que ce sont
les biens qui rendent les hommes dépendants de sa cruauté; qu'il n'y a aucun
crime plus digne de mort, selon lui, que l'avantage d'autrui; qu'il n'aime que
les richesses et ne s'attaque qu'aux riches; ceux-là viennent cependant se
présenter à lui comme des moutons devant le boucher, pleins et bien repus comme
pour lui faire envie.
Ces favoris devraient moins se souvenir de ceux qui
ont gagné beaucoup auprès des tyrans que de ceux qui, s'étant gorgés quelque
temps, y ont perdu peu après les biens et la vie. Ils devraient moins songer au
grand nombre de ceux qui y ont acquis des richesses qu'au petit nombre de ceux
qui les ont conservées. Qu'on parcoure toutes les histoires anciennes et qu'on
rappelle toutes celles dont nous nous souvenons, on verra combien nombreux sont
ceux qui, arrivés par de mauvais moyens jusqu’à l'oreille des princes, soit en
flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur naïveté, ont fini par
être écrasés par ces mêmes princes, qui avaient mis autant de facilité à les
élever que d'inconstance à les défendre. Parmi le grand nombre de ceux qui se
sont trouvés auprès des mauvais rois, il en est peu ou presque pas qui n'aient
éprouvé eux-mêmes la cruauté du tyran, qu'ils avaient auparavant attisée contre
d'autres. Souvent enrichis à l'ombre de sa faveur des dépouilles d'autrui, ils
l'ont à la fin enrichi eux-mêmes de leur propre dépouille.
Et même les gens de bien - il arrive parfois que le
tyran les aime -, si avancés qu'ils soient dans sa bonne grâce, si brillantes
que soient en eux la vertu et l'intégrité (qui, même aux méchants, inspirent
quelque respect lorsqu'on les voit de près); ces gens de bien, dis-je, ne
sauraient se maintenir auprès du tyran; il faut qu'ils se ressentent aussi du
mal commun et qu'ils éprouvent la tyrannie à leurs dépens. Tel un Sénèque, un Burrhus,
un Trazéas: cette trinité de gens de bien dont les deux premiers eurent le
malheur de s'approcher d'un tyran qui leur confia le maniement de ses affaires,
tous deux chéris de lui, et bien que l'un d'eux l'eût élevé, ayant pour gage de
son amitié les soins qu'il avait donnés à son enfance, ces trois-là, dont la
mort fut si cruelle, ne sont-ils pas des exemples suffisants du peu de
confiance que l'on doit avoir dans la faveur d'un méchant maître? En vérité,
quelle amitié attendre de celui qui a le cœur assez dur pour haïr tout un
royaume qui ne fait que lui obéir, et d'un être qui, ne sachant aimer,
s'appauvrit lui-même et détruit son propre empire ?
Or si l'on veut dire que Sénèque, Burrhus et
Traséas n'ont éprouvé ce malheur que pour avoir été trop gens de bien, qu'on
cherche attentivement autour de Néron lui-même: on verra que tous ceux qui
furent en grâce auprès de lui et qui s'y maintinrent par leur méchanceté
n'eurent pas une fin meilleure. Qui a jamais entendu parler d'un amour aussi
effréné, d'une affection aussi opiniâtre, qui a jamais vu d'homme aussi
obstinément attaché à une femme que celui-là le fut à Poppée ? Or il
l'empoisonna lui-même. Sa mère, Agrippine, pour le placer sur le trône, avait
tué son propre mari Claude; elle avait tout entrepris et tout souffert pour le
favoriser. Et cependant son fils, son nourrisson, celui-là qu'elle avait fait
empereur de sa propre main, lui ôta la vie après l'avoir souvent maltraitée.
Personne ne nia qu'elle n'eût bien mérité cette punition, si elle avait été
infligée par n'importe qui d'autre.
Qui fut jamais plus facile à manier, plus simple
et, pour mieux dire, plus niais que l'empereur Claude? Qui fut jamais plus
coiffé d'une femme que lui de Messaline ? Il la livra pourtant au bourreau. Les
tyrans bêtes restent bêtes au point de ne jamais savoir faire le bien, mais je
ne sais comment, à la fin, le peu qu'ils ont d'esprit se réveille en eux pour
user de cruauté même envers leurs proches. On connaît assez le mot de celui-là
qui, voyant découverte la gorge de sa femme, de celle qu'il aimait le plus,
sans laquelle il semblait qu'il ne pût vivre, lui adressa ce joli compliment:
«Ce beau cotu sera coupé tout à l'heure, si je l'ordonne.» Voilà pourquoi
la plupart des anciens tyrans ont presque tous été tués par leurs favoris:
connaissant la nature de la tyrannie, ceux-ci n'étaient guère rassurés sur la
volonté du tyran et se défiaient de sa puissance. C'est ainsi que Domitien fut
tué par Stéphanus, Commode par une de ses maîtresses, Caracalla par le
centurion Martial excité par Macrin, et de même presque tous les autres.
Certainement le tyran n'aime jamais, et n'est
jamais aimé. L'amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n'existe
qu'entre gens de bien. Elle naît d'une mutuelle estime et s'entretient moins
par les bienfaits que par l'honnêteté. Ce qui rend un ami sûr de l'autre, c'est
la connaissance de son intégrité. Il en a pour garants son bon naturel, sa
fidélité, sa constance. I1 ne peut y avoir d'amitié là où se trouvent la cruauté,
la déloyauté, l'injustice. Entre méchants, lorsqu'ils s'assemblent, c'est un
complot et non une société. Ils ne s'aiment pas mais se craignent. Ils ne sont
pas amis, mais complices.
Quand bien même cela ne serait pas, il serait
difficile de trouver chez un tyran un amour sûr, parce qu'étant au-dessus de
tous et n'ayant pas de pairs, il est déjà au-delà des bornes de l'amitié.
Celle-ci fleurit dans l'égalité, dont la marche est toujours égale et ne peut
jamais clocher. Voilà pourquoi il y a bien, comme on le dit, une espèce de
bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu'alors ils y sont
tous pairs et compagnons. S'ils ne s'aiment pas, du moins se craignent-ils. Ils
ne veulent pas amoindrir leur force en se désunissant.
Mais les favoris d'un tyran ne peuvent jamais
compter sur lui parce qu'ils lui ont eux-mêmes appris qu'il peut tout, qu'aucun
droit ni devoir ne l'oblige, qu'il est habitué à n'avoir pour raison que sa
volonté, qu'il n'a pas d'égal et qu'il est le maître de tous. N'est-il pas
déplorable que, malgré tant d'exemples éclatants, sachant le danger si présent,
personne ne veuille tirer leçon des misères d'autrui et que tant de gens
s'approchent encore si volontiers des tyrans? Qu'il ne s'en trouve pas un pour
avoir la prudence et le courage de leur dire, comme le renard de la fable au
lion qui faisait le malade: « J'irais volontiers te rendre visite dans ta
tanière; mais je vois assez de traces de bêtes qui y entrent; quant à celles
qui en sortent, je n'en vois aucune. »
Ces misérables voient reluire les trésors du tyran;
ils admirent, tout ébahis, les éclats de sa magnificence; alléchés par cette
lueur, ils s'approchent sans s'apercevoir qu'ils se jettent dans une flaimne
qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi le satyre imprudent de la fable,
voyant briller le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu'il alla le
baiser et s'y brûla. Ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir,
se jette au feu parce qu'il le voit briller, éprouve bientôt, comme dit Lucain,
qu'il a aussi le pouvoir de brûler.
Mais supposons encore que ces mignons échappent aux
mains de celui qu'ils servent, ils ne se sauvent jamais de celles du roi qui
lui succède. S'il est bon, il leur faut alors rendre des comptes et se
soumettre à la raison; s'il est mauvais comme leur ancien maître, il ne peut
manquer d'avoir aussi ses favoris qui, d'ordinaire, non contents de prendre
leur place, leur arrachent aussi le plus souvent leurs biens et leur vie. Se
peut-il donc qu'il se trouve quelqu'un qui, face à un tel péril et avec si peu
de garanties, veuille prendre une position si malheureuse et servir avec tant
de souffrances un maître aussi dangereux ?
Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! Être
occupé nuit et jour à plaire à un homme, et se méfier de lui plus que de tout
autre au monde. Avoir toujours l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes, pour
épier d'où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de
ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous,
n'avoir ni ennemi ouvert ni ami assuré, montrer toujours un visage riant quand
le cœur est transi; ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste !
I1 est vraiment plaisant de considérer ce qui leur
revient de ce grand tourment, et de voir le bien qu'ils peuvent attendre de
leur peine et de leur vie misérable: ce n'est pas le tyran que le peuple accuse
du mal qu'il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent.
Ceux-là, les peuples, les nations, tous à l'envi
jusqu'aux paysans, jusqu'aux laboureurs, connaissent leurs noms, décomptent
leurs vices; ils amassent sur eux mille outrages, mille insultes, mille jurons.
Toutes les prières, toutes les malédictions sont contre eux. Tous les malheurs,
toutes les pestes, toutes les famines leur sont comptées; et si l'on fait
parfois semblant de leur rendre hommage, dans le même temps on les maudit du
fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages. Voilà la
gloire, voilà l'honneur qu'ils recueillent de leurs services auprès des gens
qui, s'ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur corps, ne s'estimeraient
pas encore satisfaits, ni même à demi consolés de leur souffrance. Même après
leur mort, leurs survivants n'ont de cesse que le nom de ces mange-peuples ne
soit noirci de l'encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille
livres. Même leurs os sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la
postérité, comme pour les punir encore aprés leur mort de leur méchante vie.
Apprenons donc; apprenons à bien faire. Levons les
yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l'amour de la vertu, mieux encore
pour ceux du Dieu tout-puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos
fautes. Pour moi, je pense - et ne crois pas me tromper-, puisque rien n'est
plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie, qu'il réserve là-bas
tout exprès, pour les tyrans et leurs complices, quelque peine particulière.
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