Laurence Hansen-Löve Sujet corrigé
Prépa Sciences Po et HEC
Prépa Sciences Po et HEC
Une société sans conflit est-‐elle souhaitable ?
Introduction
Le conflit (du latin conflictus, choc, de « confligere », se
heurter), au sens large, est une opposition, voire un combat, une lutte. Même
si ce type d’opposition n’est pas toujours violent, nous souhaitons le plus
souvent l’éviter, car nous le jugeons douloureux et dangereux. Nous avons à
l’esprit les conflits violents, par exemple les guerres entre nations ; mais
les conflits d’ordre économique sont également redoutés, car ils portent la
menace d’affrontements dont le plus fort est a priori le bénéficiaire.
Dans la vie privée également, nous souhaitons, dans la mesure du possible,
éviter les conflits et les affrontements. Nous rêvons donc presque tous d’une
société sans conflit. Toutefois, commençons par noter que la notion de «
société » recouvre des réalités extrêmement diverses. La « société », en
premier lieu, n’est pas la « communauté ». Une communauté sans conflit
(société dite « traditionnelle ») est parfaitement concevable, mais qu’en
est-‐il d’une « société » au sens moderne de ce terme (c’est-‐à-‐dire une
société non pas « holiste » mais « individualiste ») ? Non seulement les intérêts
et les passions individuels dans le monde moderne conduisent les individus à s’entrechoquer,
comme l’a bien établi Kant dans son texte fameux sur « l’insociable
sociabilité des hommes » (Idée d’une histoire universelle d’un point de
vue cosmopolitique, (1784), 4e proposition), mais encore les classes
sociales ont des intérêts diamétralement opposées si l’on en croit Marx. D’autre
part, nous savons depuis Héraclite que le conflit est le ferment de tous les
mouvements donc de tous les progrès, aussi bien dans l’histoire que dans la
nature. Une société sans conflit serait donc comme assoupie. Mais une telle
société est-‐elle seulement envisageable aujourd’hui ? Il faudra donc se
demander si une « société » (depuis la famille jusqu’à la « société des
nations ») sans conflit est concevable, et si oui à quel prix. Nous verrons
que de telles communautés ont existé -‐ au moins en apparence. Mais cela ne
signifie pas forcément que nous pouvons souhaiter rétablir les conditions de possibilité
de telles « utopies ».
I. Oui car « le malheur, c’est la division » Cléanthe (philosophe
stoïcien, 331-‐ 232)
Les conflits sont cause de souffrance pour l’âme comme pour le corps
social. Les conflits naissent de tensions exacerbées. Dans le conflit, chaque
protagoniste (ou entité) tente de surmonter le conflit ; la solution la plus
simple étant d’éliminer l’adversaire (ou l’instance) antagoniste.
1. Le conflit est
cause de souffrance en général
Freud a montré que l’appareil psychique est gouverné par le « principe de
plaisir » avant de l’être par le « principe de réalité ». Cela signifie que
nous fuyons tout ce qui est source de souffrance. La souffrance est définie
comme une tension qui dépasse le seuil du supportable. Les conflits sont en général
douloureux, car ils constituent des tensions qui sont, selon les cas, plus ou
moins pénibles, voire franchement insupportables. Toute personne saine tente
soit d’éviter soit de surmonter les conflits psychiques. Il en va
naturellement de même pour le corps social. Toute société tend à éviter ou
à surmonter les conflits. Au niveau d’une famille, cela signifie que l’on
tentera de réduire ou de nier les oppositions, dans la mesure du possible.
Dans les cas de crises insurmontables, par exemple dans un couple, on ira vers
le divorce, ou bien l’affrontement deviendra -‐ potentiellement -‐ violent. Au
niveau d’une société moderne, les sources de conflits sont permanentes, mais
elles s’expriment sous forme d’affrontements en principe non violents
(contestation, manifestation, grèves etc..) en démocratie. Dans les régimes
de type autoritaire, les conflits sont résolus par tous les moyens violents
dont l’Etat a le monopole... non légitime ! Au niveau international, les
conflits tournent fatalement à la guerre si les rapports de force sont
équilibrés. Dans le cas contraire, toutes sortes de violence (impérialisme,
terrorisme...) expriment, mais sans les résoudre, ces conflits sans issue apparente
(cf. conflit israélo-‐palestinien, etc.).
2. Les conflits
violents sont l’un des grands fléaux de l’humanité.
Les grandes guerres internationales, depuis l’antiquité jusqu’au XXe
siècle, ont décimé et martyrisé les peuples, tout en épargnant en
général ceux qui les commanditaient (les chefs d’Etat). Il est donc clair
pour tous les progressistes et philosophes depuis les Lumières que l’urgence
est désormais l’instauration d’une Communauté Internationale imposant à tous
les peuples le règlement pacifique de leurs conflits. Tel fut l’objet du Projet
de paix perpétuelle de Kant (1795). L’ONU aujourd’hui tente avec plus ou
moins de succès d’atteindre cet objectif. Mais les guerres civiles (guerres
entre communautés au sein d’un Etat, comme au Soudan ou en Somalie) et les
guerres des chefs d’Etat contre leurs propres peuples (Libye, Syrie, Yémen,
etc.) ont aussitôt pris la relève. Dans le monde occidental démocratique,
les conflits économiques (Etat contre lobbies..) sont une cause permanente de
conflits, de souffrance et d’oppression. Enfin, au sein des familles
aujourd’hui, les conflits sont souvent très violents malgré les sentiments
qui sont censés unir encore des individus de plus en plus autonomes, voire
égocentriques.
Conclusion : Tous les conflits nous semblent détestables, depuis la
dispute amoureuse jusqu’aux guerres modernes les plus meurtrières. Et
pourtant...On aurait tort de confondre conflit et violence. C’est la violence
(le conflit violent, éventuellement) qu’il faut redouter. Et non pas le
conflit qui est indissociable de la vie des peuples, et de la vie tout court !
II. Mais une société sans conflit est une utopie
La « société » des abeilles ou des fourmis est une société sans conflit
car ni l’ordre ni l’autorité n’y sont sujets de contestation. Par conséquent,
plus une société se rapproche de ce « modèle » totalitaire, plus elle tend
à éliminer les conflits. C’est ce que montrent bien un certain nombre de
fables (le film FourmiZ) ou fictions, comme La ferme des animaux ou
1984 de Orwell, ou Le meilleur des mondes de Huxley entre autres.
Aucune société, aucune communauté, aucun groupement humain ne peut
éliminer les causes de conflit sauf... par la violence !
1. Violence des
traditions ligotant les individus
Dans une société dite « holiste » (voir à ce sujet les textes 21, 22 et
23 de Pierre Clastres, F. Tonnies et Louis Dumont dans mon dossier « La
société ») la société est un système clos dont la stabilité et la longévité
tiennent à la capacité de ne tolérer que les conflits qui ne remettent pas
en cause le principe d’autorité. Les individus sont unis par un idéal commun,
ils adhèrent aux mêmes valeurs fondamentales et souscrivent une seule et
même morale fondée sur des croyances mythologiques et religieuses. Les
conflits à l’intérieur de la société sont donc très limités et ils ne
vont pas jusqu’à provoquer des réels déchirements. L’agressivité reste
tournée vers un ennemi extérieur, imaginaire ou réel selon les cas. La
Grèce de Solon et de Périclès fonctionnait encore sur ce modèle
relativement consensuel à l’intérieur, mais très agressif à l’égard du
monde non-‐grec. Aux yeux des modernes, ce type de sociétés « holistes » ne
peut plus nous inspirer. D’une part parce que la philia qui unissait exemplairement
les anciens (l’amitié au sens politique du terme) n’a plus cours. D’autre
part, parce que le désenchantement du monde rend illusoire toute tentative de
réunir et d’unifier une communauté autour d’un idéal moral consensuel. Les
sociétés modernes, industrialisées et avancées sont définitivement
pluralistes (mais pas encore toutes laïques !) et les tentatives pour faire
plier les individus en les soumettant de force à la pseudo-‐légitimité de
telle ou telle tradition nous apparaît d’une rare violence (la négation de
l’autonomie de la femme au nom de certaines traditions religieuses par
exemple).
2. Violence d’une
« solution » totalitaire des conflits
Selon Hannah Arendt (Le système totalitaire), Louis Dumont (Essai sur
l’individualisme), Karl Popper (La société ouverte et ses ennemis) et
Claude Lefort, le totalitarisme est un « pseudo-‐holisme ». Cela signifie que,
selon ces philosophes, les sociétés modernes sont irrémédiablement
divisées. Mais cette division est source de souffrance.
Les hommes politiques, démagogues ou populistes, voire fascistes, en cas
de crise grave, vont présenter le retour à un ordre ancien (homogénéité
ethnique, valeurs traditionnelles, nationalisme) comme la panacée : pour
surmonter les conflits, il suffit de...éliminer les causes de conflit, comme
le pouvoir de juifs (en 40), les immigrés, les spéculateurs, les agences de
notation, les technocrates européens, etc. Pourtant, c’est une illusion, voire
une faute grave de croire (ou de faire croire dans le cas des autorités
politiques) que la résolution des conflits passe par la suppression pure et
simple de l’un des termes de l’antagonisme. Bien au contraire, le principe de
base de la démocratie, c’est l’idée d’un retour impossible au « holisme ». La
démocratie est un régime qui admet que les conflits (d’intérêts,
d’égoïsmes, et de convictions morales) sont irrémédiables et qu’il faut
s’en accommoder :
« L'essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s'institue et se
maintient dans la dissolution des repères de la certitude. [...]
Et voilà encore qui me conduit, non pas à trouver l'explication, mais du
moins à repérer les conditions de la formation du totalitarisme. [...]
Quand l'insécurité des individus s'accroît, en conséquence d'une crise
économique, ou des ravages d'une guerre, quand le conflit entre les classe et
les groupes s'exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la
sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient
à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et
des appétits de vulgaires ambitieux, bref se montre dans la société, et que
du même coup celle-‐ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le
phantasme du peuple-‐un, la quête d'une identité substantielle, d'un corps
social soudé à sa tête, d'un pouvoir incarnateur, d'un Etat délivré de la
division ».
Claude Lefort, Essais sur le politique Points, Seuil, Essais
Conclusion : La société idéale, éliminant tout conflit n’est pas
une fiction inoffensive. C’est une fiction pernicieuse. Ainsi par exemple
l’Utopie (1516) de Thomas More est une société dans laquelle il n’y aura
aucun conflit mais parce qu’il n’y aura aucune hétérogénéité sociale,
aucune marge de manœuvre, aucune contestation possible de l’autorité
(prétendument inexistante !) : bref, aucune liberté. De façon générale,
toutes les sociétés utopiques ignorent l’histoire et donc l’adversité.
Tandis que parallèlement, dans le cas de sociétés réelles poursuivant un
idéal utopique, elles se vouent à la guerre permanente avec les adversaires de
leur idéal incontestable et néanmoins contesté.
III. Une société sans conflit n’est pas souhaitable
Elle n’est pas réalisable, donc elle n’est pas souhaitable ! La seule
vraie question est donc plutôt de savoir comment assumer et civiliser le
conflit. Autrefois les membres des anciennes sociétés tentaient d’éliminer
la violence interne de la communauté en la détournant vers des objets extérieurs,
« construits » à cette seule fin, comme l’a montré René Girard dans
l’ensemble de sont œuvre. Les sociétés « modernes » au contraire, tentent
d’intégrer et d’assumer les conflits en utilisant deux méthodes. L’une est
plus ou moins inconsciente, la seconde plus réfléchie. Il s’agit de l’euphémisation
et de l’institutionnalisation des conflits.
1. Conflit
assumé, violence euphémisée
Le sociologue Norbert Elias, dans La civilisation des mœurs a
évoqué toutes les modalités d’« euphémisation » de la violence que les
différentes civilisations ont imposées par étapes afin d’adoucir les moeurs.
La sublimation, qui permet de dériver des pulsions agressives vers des objets socialement
valorisés a été théorisée et prônée par Freud. Le sport est une autre
manière de mettre en scène et même de valoriser la lutte, la rivalité et le
conflit. Toujours plus mobilisateur et consensuel, le phénomène du sport
apparaît de ce point de vue comme une métaphore du politique dans son
ensemble. Norbert Elias (1897-‐1990, né en Allemagne) nomme «sportisation» ce
processus très général d’intégration régulatrice du conflit par la
civilisation : professionnalisation des activités, constitution d’espaces
dévolus au jeu, instauration d’une temporalité spécifique, dimension conviviale
planétaire, unification des règles au niveau international, compétition
fraternelle, esprit de loyauté, codification des normes et respect du principe
de l’arbitrage sont les procédés par lesquels la violence, ou plus exactement
les relations conflictuelles, sont canalisés et réduits par la société de la
« violence maîtrisée » (La civilisation des mœurs, Norbert Elias,
1973). Toutefois, la canalisation de la violence et l’adoucissement des
conflits par le sport ou par le spectacle (qui résorbe la violence en la
représentant) ne sont que l’un des aspects de l’institutionnalisation du
conflit dont on a pu montrer qu’elle est l’essence de la civilisation
démocratique.
2. L’institutionnalisation
du conflit
Le philosophe Kant pensait que l’hostilité entre les hommes était
inéluctable, car aucun être humain n’est régi par la seule raison :
toutefois l’antagonisme des égoïsmes est aussi un facteur de progrès, voulu,
selon Kant, par la Providence (Idée universelle d’un point de vue
cosmopolitique). Toutefois « même un peuple de démons » finit comprendre
que la paix est préférable à la guerre, surtout lorsque l’interdépendance
des sociétés est telle que la destruction de l’une d’entre elles met en
péril l’humanité dans son ensemble. Kant a donc formé ce « Projet de paix
perpétuelle « qui passe par l’institutionnalisation des conflits au niveau
international.
La mission de l’ONU est aujourd’hui d’encadrer et d’arbitrer les conflits,
et non pas de les nier ni de les résoudre par la violence (comme l’annexion ou
la subordination d’un Etat ou d’une ethnie par exemple). De même, la démocratie
est, selon Claude Lefort, le régime qui institue le conflit car elle le sait
insurmontable. La démocratie est un régime qui assume et revendique le
principe de la « division sociale » (séparation de la politique et de
l’économie, diversité des éthiques et des visions du monde, opposition
insurmontable des intérêts et des instances représentant ces intérêts..).
C’est dans le cadre de cette incertitude assumée et revendiquée que l’homme
démocratique accepte l’instabilité chronique et les conflits d’intérêts et
de convictions, à la seule condition que ceux-‐ci soient encadrés et
arbitrés, in fine, par l’Etat : « La démocratie moderne affirme de
façon irréversible la légitimité du débat portant sur le légitime et
l’illégitime » Claude Lefort.
Conclusion : les institutions de la démocratie sont fragiles et
faillibles. Aujourd’hui elles n’ont pas assez de puissance ni d’autorité pour
assumer leur rôle d’arbitre. Néanmoins, il est clair que telle est bien leur
vocation : non pas résoudre les conflits, mais les maintenir dans des limites
non-‐violentes et acceptables par tous.
Conclusion
Le conflit, l’opposition, la lutte, les antagonismes sont partie
intégrante de l’existence, comme ils le sont plus généralement de la vie. La
vie -‐ la pulsion de vie -‐ est elle-‐même en conflit permanent avec la
mort (Eros et Thanatos). Héraclite, qui a montré la nécessité de la lutte
et du combat (violent ou non,) l’avait compris, et les plus grands penseurs, de
Hegel à Kant ou Freud, l’ont répété et expliqué dans leur propre langage.
L’idée d’une société sans conflit est inepte. NI le bonheur, ni la paix, ni l’amour
n’excluent le conflit. Notre propre psychisme est structuré par des conflits
permanents – pourquoi en irait-‐il autrement pour la société ? Mais si une
société sans conflit n’est pas souhaitable, nous ne pouvons qu’appeler de nos
vœux une société moins violente, autrement dit moins injuste. Mais qui ne
voit que le combat pour plus de justice sera toujours le vecteur d’innombrables
conflits ?
Sem comentários:
Enviar um comentário