« Les Cauchemars du gecko », de Raharimanana
Etat du monde vu du Sud
par Christine Tully-Sitchet, octobre 2011
Suivant les errances méditatives tourmentées du narrateur, le récit questionne, déconstruit, dénonce notre monde. « Je suis l’autre, l’étranger qui contredit la belle affaire de l’humanité (...) ombre de vos inconsciences. »Le texte est hanté par un gecko, métaphore polymorphe. Rusé, agile, condamné à tout voir (il n’a pas de paupières), il est le trublion lucide, parfois moqueur, témoin inéluctable de la folie de l’homme : « L’irréparable est dans[son] œil. » Raharimanana, écrivain malgache connu pour ses écrits engagés et sa plume cinglante, dresse un sombre tableau en une trentaine de fragments marqués par un univers narratif sous haute tension. Dessins, photographies, citations ponctuent le flot poétique de son verbe. En filigrane, une question : comment penser — et être de — ce monde ?
Il tend un miroir critique à l’Occident et fustige la « velléité de maîtriser le temps », « la mort du verbe (…) occulté par les slogans »,le virtuel « des forums de discussion où l’on se pavane, orgueilleux de son intelligence », l’hystérie de la Bourse… Des néologismes impulsent leur charge satirique : efficatrucité, démocrade… L’auteur dresse aussi le constat de l’aliénation des pays du Sud. « Je n’ai pas de songes, je n’ai point de voix. » Maniant le sarcasme, il interroge : « Vous ai-je dit que nous existons ? Hors de l’imaginaire. Hors tourisme. » Ironise sur le « kit de développement pour un pays pauvre » et sur la discrimination : « Tu butes sur mon nom (…), tu le déformes. Tu regardes ma peau, tu me railles (…). Je vais sur les Champs, on me fouille. Je lève les mains (…). Je signe moi racaille, ci-désigné bouc émissaire. » Il objecte : « Ce n’est pas la réalité qui nous isole du monde mais la fiction sur nous plaquée, l’impossibilité de contredire malgré nos cris et dénégations. » Et offre une méditation stimulante sur les frontières réelles ou imaginaires, arguant que « l’Occident a tort de croire qu’en cadenassant l’espace il maîtrise le temps et l’histoire ».
Mais sa traque des cauchemars ne s’arrête pas là. Bousculant la dialectique Nord-Sud, il évoque cet homme prédateur pour l’homme, renvoyant dos à dos les nations. Les démons du Rwanda dont il met en poésie l’indicible barbarie, qu’il affronte au mémorial de Nyamata. Ici« la victime s’est muée en bourreau. Le Nègre a massacré le Nègre ». « J’ai juste marché sur de la poussière de morts (…). Lorsque j’ai retrouvé la terre ferme, j’ai perdu mon innocence. » Puis la syntaxe perd la raison. Le vertige narratif se fait reflet du vertige de l’auteur.
Scruter nos ténèbres, débusquer les leurres, exhumer nos oublieuses mémoires, voici ce à quoi nous convie Raharimanana avec cet objet littéraire singulier, où tout semble dire l’« épuisement du sens du langage » et du monde. L’éthique de l’auteur ? Nommer avec précision, en chambardant parfois la langue, « l’urgence n’étant pas de dénoncer de suite mais de trouver les mots justes qui rendent réellement compte ». Ecrire « pour ne pas complètement sombrer. Et folie garder pour dérision salvatrice de ce réel bien trop sombre ».
Christine Tully-Sitchet
Les Cauchemars du gecko, de Raharimanana, Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2011, 111 pages, 15 euros.
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