Bruxelles, bureau européen
Après avoir voté au Portugal, le 7 juin, José Manuel Barroso s'est dépêché de revenir à Bruxelles, où il est resté rivé toute la soirée devant la télévision. Tandis que la droite européenne, qui le soutient, triomphait dans les urnes, le président de la Commission s'est fendu d'un bref message pour "féliciter" les nouveaux élus. Prudent, et consensuel comme à son habitude, il s'est bien gardé de crier victoire, depuis son bureau au 13e étage du Berlaymont, à deux pas du Parlement européen.
Les élections ont livré leur verdict, mais la campagne engagée de longue date par M. Barroso, la seule qui compte vraiment à ses yeux, entre dans le vif du sujet. Chefs d'Etat et de gouvernement des Vingt-Sept devraient soutenir au moins le principe de sa reconduction, lors de leur sommet des 18 et 19 juin, à Bruxelles. Mais de nombreux eurodéputés, comme Daniel Cohn-Bendit, réclament la formation d'une coalition "anti-Barroso".
Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, qui le soutiennent sans entrain, ne sont pas non plus pressés de le reconduire sans avoir visé sa prochaine feuille de route. Vilipendé par les uns, soutenu du bout des lèvres par les autres, ce quinquagénaire aux faux airs de Lino Ventura aura tout tenté pour assouvir son ambition.
En cinq ans, l'ancien premier ministre du Portugal a été contraint à évoluer. En juin 2004, il avait été fait roi par les Britanniques. Son nom était apparu à la dernière minute, sorti du chapeau par un Tony Blair au sommet de son influence. Le président français Jacques Chirac et le chancelier allemand Gerhard Schröder avaient entériné sans enthousiasme la nomination "par défaut" de l'ancien hôte du sommet des Açores - cet archipel portugais où George Bush avait rencontré ses alliés juste avant l'invasion de l'Irak, en mars 2003, au grand dam des dirigeants français et allemand opposés au conflit.
L'ancien premier ministre de centre droit a donc commencé son mandat avec un agenda très britannique, c'est-à-dire très libéral, et un slogan qui sonnait comme le désaveu des années Delors (la référence qui agace toujours M. Barroso), "moins et mieux légiférer". Le commissaire chargé du marché intérieur, Charlie McCreevy, ancien ministre libéral des finances irlandais, allait incarner à merveille le souci dérégulateur de son patron, pour le plus grand bonheur des milieux d'affaires. M. Barroso choisit même à ses débuts de recentrer l'action de l'exécutif européen sur "la croissance et l'emploi", quitte à mettre au second plan l'environnement et le social.
"M. Barroso a très vite été rattrapé par les événements", observe un commissaire originaire d'Europe centrale. Le double non à la Constitution, au printemps 2005, l'a convaincu de refondre, sous la pression du Parlement, la directive sur la libéralisation des services, reçue en héritage de la précédente Commission. Puis la lutte contre le réchauffement climatique et la crise financière se sont invitées au menu. M. Barroso a su prendre le train de la première, mais il a tardé à réagir à la seconde, au grand dam de Paris et de Berlin. La mutation de celui qui se présente désormais comme un "réformateur du centre" est pourtant bel et bien engagée.
Le président sortant de la Commission peut se targuer d'avoir lancé un vaste train de mesures destinées à lutter contre le réchauffement climatique. C'est lui aussi qui a déterré avec succès l'idée d'un Fonds d'ajustement à la mondialisation, susceptible d'aider les salariés touchés par les restructurations. Enfin, le Barroso nouveau plaide pour une "meilleure régulation" afin de sortir de la crise.
Cette prise de conscience, que ses détracteurs jugent incomplète et tardive, s'accompagne d'une autre mutation. Pour mener sa barque, M. Barroso, a très rapidement délaissé les habits de l'ancien premier ministre du Portugal, autrefois prompt à défendre la cause des petits Etats membres. A Bruxelles, il est vite devenu l'homme du compromis, "partenaire" des gouvernements, et au service des pays les plus puissants. Il a théorisé son approche : inutile de lancer des projets quand la Commission pressent, ce qui est souvent le cas, que les capitales vont en bloquer l'adoption. C'est ainsi que M. Barroso s'est bien gardé de pousser les feux de la régulation financière, avant que la crise ne modifie ces derniers mois le rapport de forces entre la France et l'Allemagne d'une part, et la Grande-Bretagne d'autre part. Sous la pression des deux premières, il le fait aujourd'hui d'autant plus volontiers que ses anciens parrains, les Britanniques, sont à terre.
Voyageur aux quatre coins de continent, M. Barroso s'est fait une spécialité de soigner ses appuis. Inquiet pour sa reconduction, il vient, mercredi 10 juin, de nommer à la direction générale du budget un haut fonctionnaire d'origine française, Hervé Jouanjean, comme un clin d'oeil à l'Elysée qui le pressait d'agir en ce sens. Parfois, il botte au contraire en touche : quand les Britanniques et les Français se bagarrent, fin 2008, pour placer un de leur ressortissant à la tête du service juridique et de la direction générale de la concurrence, il tranche en nommant un Espagnol et un Néerlandais à ces postes stratégiques. Les fonctionnaires de la Commission doivent s'habituer à gérer les dossiers en fonction des priorités politiques de leur patron. Telle ou telle procédure d'infraction, comme celle sur les nitrates dans les eaux bretonnes, sont mises au frigo.
"M. Barroso est un fin tacticien, mais il manque de courage, et de vision", juge un directeur général. "Il court un peu trop derrière les dirigeants des grands pays, renchérit Graham Watson, le chef du groupe libéral au Parlement européen. Si Delors avait adopté la même attitude, on n'aurait jamais eu l'euro." Quand on le compare à M. Delors, M. Barroso a beau jeu de mettre en avant les divergences récurrentes entre la France et l'Allemagne, inexistantes à l'époque de M. Delors, puisqu'il était soutenu par le tandem François Mitterrand-Helmut Kohl.
Ses détracteurs lui reprochent aussi d'avoir transformé la Commission en un "secrétariat du Conseil", l'instance où siègent les Etats membres, dans une Europe toujours plus intergouvernementale. "Si vous ne proposez rien, vous ne savez pas de quels appuis vous pourriez disposer", estime l'ancien vice-président de la Commission Etienne Davignon : "Là où le curseur change, c'est quand vos interlocuteurs pensent que vous allez de toute façon proposer quelque chose." Le Vert Daniel Cohn-Bendit, se moque, lui, d'un président de Commission prompt à écouter "le dernier qui parle" et incapable de contrôler ses troupes.
Nicolas Sarkozy, à la fin de sa présidence de l'Union, a suggéré de renforcer encore cette présidentialisation. Le numéro un de la Commission n'est, il est vrai, pas toujours en mesure d'imposer son agenda aux plus puissants. Le président français en avait fait l'expérience un après-midi de juillet 2008, lorsqu'il avait cherché à convoquer à Paris l'ancien commissaire au commerce, Peter Mandelson, pour lui enjoindre de défendre plus fermement les intérêts européens dans des négociations en cours à l'OMC. Le président de la Commission, dérangé en pleine fête de mariage, n'a pu convaincre son commissaire d'interrompre les pourparlers pour filer à l'Elysée.
Climat, tarifs téléphoniques, immigration... M. Barroso a toujours su récupérer à son avantage les dossiers les plus "grand public". Il raffole de ses entrées en salle de presse pour "vendre", dans les quatre langues qu'il maîtrise à merveille - français, anglais et espagnol en plus du portugais - des décisions préparées par ses collègues. Une attitude qui irrite parfois ses interlocuteurs. Lors d'une récente conférence de presse, cet orateur souvent peu inspiré s'est empressé de dévoiler les annonces préparées par son visiteur du jour, le président de la Banque européenne d'investissement (BEI). Celui-ci s'est alors moqué de Barroso : "Il ferait un excellent porte-parole de la BEI." Regard noir de la part de l'intéressé. S'il est quelque chose que le favori des conservateurs européens prend très au sérieux, c'est la suite de sa carrière.
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