Nous reprenons ici la suite de l’abécédaire engagé dans le numéro du Mag philo consacré à la responsabilité (n° 20, automne 2007).
Trois concepts seront abordés autour des trois lettres suivantes : D comme « Défense », E comme « Égalité » et F comme « Frontière ». L’abécédaire obéira cependant à un ordre qui lui est propre, nonobstant celui de l’alphabet qui doit faire ici figure de contrainte stimulante. Les trois termes seront utilisés pour nous aider à répondre à deux questions que l’article « Hypothèses discutables sur l’origine et les fondements de l’État » de ce Mag nous a permis d’élaborer : 1) Pourquoi, au cours de l’histoire, la composante « pouvoir » à l’intérieur des États a-t-elle toujours fini par corrompre la composante Justice qui légitimait pourtant ce dernier comme nous l’avons vu dans l’article mentionné ? Et 2) Quelles solutions « transitoires » pouvons-nous penser afin de re-construire une Justice et un pouvoir dignes de ce nom dans nos États ? Ces deux questions sont éternelles et il y a sans doute de l’ambition à vouloir y apporter une réponse innovante. Mais c’est bien à la sphère philosophique qu’incombe un tel questionnement. Celle-ci ne peut donc renoncer à être ambitieuse sur ce point puisqu’il la légitime en quelque sorte. De plus, ce qui est éternel peut parfois faire l’objet d’une réactualisation. Celle-ci ne pourra se faire si elle n’est pas au moins tentée. Ainsi Rousseau se demandait déjà au début du contrat social : « Pourquoi, alors que l’homme est né libre, il est partout dans les fers ? ». Notre première question revient à re-poser la problématique rousseauiste en cherchant, si possible, à ne pas reproduire certaines des réflexions dépassées de l’auteur de l’Émile et évoquées dans l’article « Hypothèses discutables ». Aristote, dans le Politique, s’est quant à lui également interrogé sur la meilleure manière d’appliquer la législation idéale à la diversité des situations politiques et éthiques contingentes. La « politique » est ainsi une œuvre cherchant à mettre en évidence un droit factuel, idéel et transitoire. Notre seconde préoccupation s’inscrira parfaitement dans la droite ligne de cette autre tradition en n’oubliant pas que l’âge des cités grecques est révolu. Nous n’entendons donc pas opposer les Lumières et les Anciens sur ce sujet. Mais au contraire, nous chercherons à trouver des réponses permettant de relier les préoccupations des uns et des autres afin si possible de « restaurer l’État » en tous les sens du terme.
Défense
Pour Aristote, la cité a été créée non « pour satisfaire les seuls besoins vitaux [mais]… pour bien vivre » (Politique, I 1252 b 30). Elle n’a donc pas une vocation purement sécuritaire ou de satisfaction du seul enrichissement matériel de ses membres ou de certains d’entre eux. Car, si tel était le cas, l’oligarchie serait son mode de gouvernement le plus adéquat. Or le régime des oligarques est au contraire considéré comme un régime dépravé, contraire à l’idée même de cité qu’il corrompt pour le Stagirite. De plus, s’il en était ainsi, la loi et l’éthique ne seraient pas son ciment et « à ce compte tous les peuples liés entre eux par des traités de commerce seraient comme des citoyens d’un seul État » (ibid., III 1280 a 25 à 1280 b 10). Mais qu’est-ce donc alors que le fondement de la cité pour Aristote ? La cité (notre État) est en fait « la communauté de vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages » (ibid., III 1280 b 35). Si nous interprétons correctement ce passage, selon l’auteur de l’Éthique à Nicomaque, la cité a donc pour finalité de promouvoir le bonheur qui passe par la « perfection » (l’excellence, l’« arété » grecque traduite « virtu » par les Latins et en « vertu » par nous) et la double liberté des familles, des « générations » et des individus. L’ambition d’Aristote pour la cité était donc grande : celle-ci devait œuvrer tant pour l’autarcie (la liberté ? Plus que cela, une totale indépendance en tous points de vue) et pour l’excellence des générations et des familles. La recherche de ce qu’est l’excellence (que nous appellerons l’éthique aujourd’hui) est précisément mise en évidence dans l’Éthique à Nicomaque. Elle est à la fois médiété et « hexis » ou disposition, voire seconde habitude. La cité doit donc avoir pour objectif de permettre la mise en œuvre de l’éthique car celle-ci ne peut vivre que lorsqu’elle s’accomplit en ce qu’elle est « œuvre » avant tout et non simple lieu de réflexion intellectuelle sans action correspondant aux propos tenus. C’est sans doute la raison pour laquelle l’Éthique à Nicomaque reste le livre phare de la philosophie « politique » d’Aristote. Tout doit être orienté vers lui si l’on opte pour une vie pratique qui ne doit pas être aussi radicalement séparée de la vie contemplative dominée quant à elle par la Métaphysique. La cité est donc œuvre pour Aristote et elle doit permettre la conjonction de plusieurs fins afin de les mettre en acte toutes. Cette ambitieuse finalité assignée à l’État par Aristote paraît cependant se « réduire » avec les Lumières. En un sens, telle fut la judicieuse remarque de Benjamin Constant sur ce point et il fut sans doute le premier post-moderne en ce qu’il fut le premier à remettre en cause la philosophie desdites Lumières. Les dernières citées paraissent, en effet, plutôt se méfier des familles et se sont repliées sur une conception plus individuelle de l’idée de bonheur que chacun est désormais libre de déterminer comme il l’entend. Les philosophies du XVIIIe siècle occidental semblent assimiler les familles au pouvoir d’un père qu’il s’agit désormais sérieusement d’encadrer de diverses manières (la lecture d’un Locke, d’un Rousseau même, d’un Montesquieu paraît éloquente sur ce point). Le père de famille est en effet vu dans une époque pétrie de romanité – non comme le père vertueux et ouvert décrit dans l’Éthique à Nicomaque, mais comme le Pater familias romain qui avait droit de vie et de mort sur ses enfants ou comme l’aristocrate ploutocrate abusant de ses privilèges au sein même de sa famille. Marquées par la contingence, les Lumières oublièrent ainsi tout autant le concept aristotélicien que le modèle biblique par lequel le peuple hébreu s’était d’abord construit en partant d’une opposition d’Abraham à un père devenu idolâtre et avec lequel il importait précisément de rompre. Le père n’était donc pas chez tous les anciens un autocrate mais il n’était père que lorsqu’il avait le courage de s’opposer à l’idolâtrie et aux erreurs de son géniteur, si tel était le cas. Pour les Lumières – craintives à l’égard de Jérusalem comme d’Athènes – l’objectif de l’État demeurait donc désormais la liberté des individus et leur sécurité. Le mot « défense » caractérise ainsi bien, selon nous, l’objectif assigné à cet État moderne par ces derniers et les politiques tenteront par la suite de s’en inspirer en le mettant plus ou moins en pratique. Ledit État ne doit donc plus chercher à aider les citoyens à retrouver leur propre nature et permettre la mise en œuvre de l’excellence pour chacun et pour tous conjointement. L’État des Lumières doit simplement défendre contre les atteintes à l’intégrité physique et contre les limitations apportées à la seule liberté des individus. Le mot liberté est mis en avant, bien plus que celui d’autonomie. Pour nous convaincre de cette mutation, relisons ainsi le Contrat social. Pour Rousseau, en effet, les peuples se sont donné des supérieurs uniquement « pour les défendre contre l’oppression et protéger leurs biens, leur liberté, leur vie qui sont pour ainsi dire les éléments constitutifs de leur être ». « Sécurité » incluant « liberté » ou « liberté » incluant sécurité demeurent désormais les maîtresses finalités des États. Or ce désir sécurito-libertaire s’accompagne chez Rousseau d’un patriotisme qui est ainsi souvent confondu avec le courage. Pour Locke, le rôle protecteur de l’État ne fait également aucun doute. Relisons ce qu’il écrit dans son Second traité de gouvernement civil : il rappelle que les hommes ne concluent le pacte social qu’afin d’assurer « leur sûreté mutuelle et la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre et être mieux à l’abri des insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal ». Contre Aristote, voire même Platon, qui voulaient que la cité fît le bonheur de tous, les Lumières firent donc de la défense « extérieure » et « intérieure » la finalité première de l’État qu’ils mirent en place. Ce faisant, ils pensèrent toutefois que le droit positif pourrait être le moyen d’éviter que ce souci sécuritaire ne produise de la tyrannie. Une telle réduction par rapport aux objectifs des « anciens » peut cependant nous aider à répondre aux deux questions que nous avons posées avant de poursuivre cet abécédaire : – d’une part, elle nous aide à mettre en évidence l’autre nature de notre individualisme essentiellement sécuritaire en opposition au projet familial et générationnel, tout autant qu’individuel d’Aristote (rappelons-nous que l’individu est, avec Dieu, la substance première pour le Stagirite et que le Dieu de Jérusalem est « celui qui est » et qui enjoint d’« aimer son prochain comme soi-même »). Cette primauté de l’individuel était indépassable dès lors que nul désormais ne reconnaissait l’importance et la primauté du caractère essentiellement social de l’homme. En effet, lorsque l’homme est un loup pour l’homme, l’urgence est bien de le préserver avant tout de ses semblables (qui ne sont plus ses « prochains » au sens biblique du terme). La psychanalyse, les échecs de la modernité ont montré les limites d’une telle thèse. L’homme sans « famille » reste vulnérable, l’homme seul est, en effet, malheureux. Il recherche la reconnaissance et l’amour. Si nos semblables consomment autant d’anti-dépresseurs, cet usage peut s’expliquer par le sentiment de solitude, d’incompréhension, de rejet qui les rend si malheureux dans une société qui pense peu le lien social et le place en faible position pour n’y croire que fort peu. De plus, nous avons admis – depuis les travaux des sociologues notamment – que le rôle joué par la famille dans la structuration des individus est premier. Tout commence par elle. Les philosophes des Lumières ont pensé qu’ils pouvaient la remplacer en mettant en évidence une éducation désormais rationalisée et organisée. Ils ont ainsi radicalisé le besoin de se substituer à la famille défaillante qui est à l’origine de l’État et qui a été évoqué dans l’article « Hypothèses discutables ». Toutefois, nos relatifs échecs en ce domaine – et celui de l’Europe nazifiée du milieu du XXe siècle – nous montrent l’ampleur de nos illusions relativement à cette radicalisation. – Mais, d’autre part, nous est-il possible d’expliquer l’impossibilité contingente de faire valoir le droit sur le fait par cette « réduction » ? Une telle hypothèse reste à envisager. Aristote faisait un lien entre la politique, l’Éthique et la Métaphysique. Il ne séparait pas aussi radicalement théorie et pratique, tout était dans le regard qui dans notre langue les réunit tous deux. Le prudent ne peut être homme ignorant l’éthique, selon lui. Mais surtout l’éthique était impossible sans référence au premier moteur et donc à Dieu. Seuls les hommes de foi – c’est-à-dire ici pour Aristote ceux qui regardent Dieu et cherchent à l’imiter – peuvent atteindre le bien. C’est notamment ainsi qu’il faut peut-être comprendre ce qu’il nous dit lorsqu’il écrit que la cause finale (le premier moteur ou Dieu) « meut comme objet d’amour [...] Son être est le bien et c’est de cette façon dont il est le principe » (Métaphysique Lambda 7 ; 1072 a 19 b 30). L’homme de bien aime Dieu, ce qu’il représente et ce qu’il est, et lorsqu’il atteint le bien, c’est bien parce qu’il le rencontre. De plus, cette rencontre lui donne la force requise et pour cette raison, il n’est pas d’éthique, chez Aristote, sans courage. Ce n’est pas par hasard la vertu ou l’excellence qu’Aristote étudie – en premier – dans l’Éthique à Nicomaque : « Commençons d’abord par le courage » (EN III 9 1115 a 6, trad. Tricot, Vrin), écrit-il car c’est bien ledit courage qui constitue le principe premier capable de rendre possible toute vie éthique. Un tel commencement va de soi en effet. Car, pour Aristote, tout commence par cette vertu qu’il cherche à définir après la délibération cependant. L’homme courageux délibère en effet. Il n’est pas un inconscient. Il sait très bien ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Il n’est pas une « tête brûlée ». Comme le remarque Aristote, l’homme de courage occupe le juste milieu – par rapport à lui-même – entre la lâcheté et la témérité. Mais surtout, être courageux, c’est accomplir les actes qui conviennent lorsqu’il s’agit de défendre les choses « de première importance » (EN III 9 1115 a 25). Ou plus exactement, « celui [...] qui attend de pied ferme et redoute les choses qu’il faut, pour une fin droite, de la façon qui convient et au moment opportun ou qui se montre confiant sous les mêmes conditions, celui-là est un homme courageux » (EN III 10 1115 b 15). Pour Aristote, si le courage « civique » est la première forme de courage, celui qui consiste pour les soldats « qui sont forcés par leurs chefs à se montrer courageux » est d’ordre inférieur car la « conduite est dictée non par le sentiment mais par la crainte et le désir d’éviter non la honte mais la souffrance » (EN III 11 1116 a 30). De même est courage « l’expérience de certains dangers particuliers » car elle permet « de prendre l’offensive, de parer les coups, vue l’habileté [des hommes de savoir en ce domaine] à se servir de leurs armes et à s’équiper avec tout ce qu’il peut y avoir de plus parfait à la fois pour l’attaque et pour la défense ». Leur situation est ainsi celle d’hommes armés combattant une foule désarmée ou d’athlètes entraînés « luttant avec de simples amateurs » (EN III 11 1116 b 10). Mais ils ne sont pas pour autant comme les soldats qui fuient le danger. Ils sont d’« une autre trempe ». Ce qui signifie notamment qu’ils délibèrent toujours comme il se doit et qu’en conséquence, lorsqu’ils se lancent dans la bataille, ils ne le font jamais sans réflexion. Ce qui ne signifie pas que courage égale froideur. Au contraire, les hommes courageux sont « pleins de passion. Car rien de tel que la passion pour se lancer impétueusement dans les dangers » (EN III 11 1116 b 25). L’homme courageux n’est pas pour autant confiant en lui-même. Il est homme qui sait allier passion et analyse alors que l’homme sûr de lui ne l’est que par habitude qui peut parfois se révéler contraire à la réalité. Il aime la vie et c’est d’ailleurs pour un tel homme « que la vie est surtout digne d’être vécue » (EN III 12 1117 a 10). Aristote se livre donc à une analyse très fine du courage comme première vertu et il est indéniable que celle-ci est première, pour lui, afin de permettre la mise en œuvre de toutes les autres. Être vertueux en effet, c’est toujours choisir le bien quelles que soient les conséquences de ces choix et faire des choix implique du courage. En conséquence l’apprentissage de cette excellence, la valorisation de celle-ci (contre l’égalitarisme faux des sophistes qui ne cherchent qu’à flatter le peuple) devront être premiers dans l’État qu’il préconise. Or, avec les Lumières, celui-ci cesse d’être une priorité puisque la sécurité prime. L’homme sécuritaire ne songe pas au courage, il ne pense qu’à la sécurité et il confond la dernière vertu citée avec le patriotisme qui n’est courage qu’en certaines occurrences. En effet, l’homme courageux – au sens indiqué – pense qu’il faut assurer la sécurité lorsque les choses essentielles le commandent et il accepte, si cela est possible, de la mettre en jeu – après délibération – lorsqu’il en a les moyens. Il n’est donc pas « sécuritaire » à tout prix. Seule l’excellence importe pour lui et c’est elle qu’il importe de faire prévaloir. Il n’est de plus, pas nécessairement patriote au sens que Rousseau donnera étrangement dans l’Émile (Livre I, lorsqu’il évoque le bonheur de cette femme qui sait que tous ses enfants sont morts à la guerre) et ce, même s’il lui arrive fréquemment de l’être car la défense de l’excellence passe par la défense de la patrie lorsque celle-ci est de ce côté-là ou que l’ennemi risque de lui porter atteinte. Il n’aime pas la guerre pour la guerre ou pour la patrie sans examen et délibération du bien. Ce qui lui importe est donc ce « bien » par excellence qui est celui qui se suffit à lui-même dans l’excellence. C’est lui qu’il cherche toujours à mettre en œuvre dans ses actions sans se préoccuper nécessairement et toujours de la « sécurité » mais sans l’ignorer pour autant. La justice est l’une de ces vertus qu’il cherche à faire être. Il peut combattre pour elle en y réfléchissant et s’il a les moyens de le faire. Il ne sera pas téméraire pour autant. Nous pouvons donc ici soutenir, en guise d’hypothèse, que la difficulté pour la dominante de « justice » de s’imposer face à celle du pouvoir dans nos États modernes, s’explique par le peu de cas que nous avons fait du courage au détriment qui de la « prudence », qui de la « sécurité » devenues finalités premières de l’État au nom de la défense toujours nécessaire face à l’homme-loup désormais institué. Lorsque le courage manque et que le goût de la sécurité prime, ceux qui prétendent l’assurer finissent par s’arroger tous les pouvoirs et tout occulter car les courageux ne sont plus là et s’ignorent eux-mêmes, et ne savent donc que faire pour s’opposer à eux. Toutefois, les contingences jouent parfois et l’on peut se demander s’il n’y a pas un lien entre l’émergence de l’État-spectacle et la découverte de la bombe H par les post-modernes. Dès lors que l’essentiel de la défense est assuré par celle-ci, l’État sécuritaire devient moins nécessaire. Il perd de sa raison d’être notamment par rapport aux plus « riches » matériellement. Dans le même temps, la peur devient plus grande. L’État-spectacle permet ainsi de fuir et c’est ainsi cette peur, par la fuite permanente, dans le virtuel qu’il organise peut-être.
Égalité
Les post-modernes que nous sommes paraissent – pour certains du moins – avoir compris la primauté de la justice sur la force dans la constitution de l’État. La remise en cause du positivisme va ainsi de pair désormais avec celle de Weber qui prétendait que l’État était le monopole de l’exercice légitime de la violence. En droit, l’État n’est autre que ce qui est légitimé par un besoin de justice parfois exceptionnellement secondé par la force. En fait, les proportions s’inversent et la justice devient l’exception ; la force quelle qu’elle soit ou le pouvoir de la majorité (au sens large du terme), la règle. Cependant, nous mettons désormais au cœur de nos théories de la justice contemporaine l’idée d’égalité, comme le rappelle Will Kymlicka. En conséquence, alors que la conception de fait de l’État nous inspire le souci de sécurité intérieure et extérieure, passant par la liberté, notre conception de l’État de droit passe par l’égalité. Cette association de la justice à l’égalité est une nouvelle perversion de ce qui se devrait. En effet, la justice en tant que telle est le contraire de l’égalité puisqu’elle consiste à rendre à chacun ce qui lui revient, ce qui signifie qu’il n’est ainsi rien de plus injuste que de traiter de la même manière l’homme valeureux, éthique et celui qui n’a aucune vertu. L’égalité n’existe dans la justice que lorsqu’il s’agit de juger chacun de manière impartiale sans chercher à privilégier tel ou tel parti et lorsque ainsi elle se confond avec la politique qui a d’autres missions. Cependant, dès lors que nous avons abandonné l’idée de mettre en avant le courage au sens aristotélicien du terme pour le remplacer au pire par le patriotisme, une telle retombée dans l’égalitarisme n’a en soi rien de surprenant. La valorisation du courage au sens indiqué plus avant suppose la mise en valeur d’individus capables de déterminer ce qui est le bien et qui savent ce qu’il convient de faire lorsqu’il faut trouver les moyens permettant sa mise en œuvre. La primauté du courage implique donc valorisation des hommes courageux et distinction de ceux-ci par la négation d’une égalité de talents qui est illusion sophistique et démagogique. La glorification effective (mais toujours modérée et réaliste) de ces hommes courageux a de plus pour effet d’entraîner la « masse » par l’exemple qu’ils offrent. Ce faisant, ainsi la justice peut triompher car ces hommes savent se « battre » pour elle lorsqu’ils ont les moyens que l’État leur donne précisément en les distinguant de la masse. Mais encore faut-il qu’ils disposent de tels moyens et qu’ils soient reconnus. Le patriotisme axé sur l’obnubilation sécuritaire est autre et il ne valorise nullement le courage mais le sacrifice de soi qui n’a rien de toujours très « entraînant » pour chacun et sert même parfois de repoussoir pour les autres. Il ne glorifie en rien le courage car parfois il est courageux de dire non à un despote ou une envie tyrannique de guerre d’un peuple soudain devenu fou et ivre de violence. De plus, axé sur le sacrifice, ce patriotisme détourne du courage car nul n’a vraiment envie de finir en martyr ou en soldat « inconnu ». Les hommes sont ainsi peu motivés et se replient alors dans le cynisme et le peu de foi. De plus, le patriotisme entendu restrictivement n’incite pas au courage qui est dépassement de soi et des autres et envie de se distinguer. Au contraire, il veut de la « banalité », de l’égalité. Il n’exige que des soldats « uniformes » (et en uniformes par la même occasion) pour défendre le territoire. Tous sont bien égaux devant la peur et nous n’avons besoin que du « nombre » d’égaux pour pouvoir faire « masse » afin de défendre le territoire. Le patriotisme récompense les hommes à l’ancienneté, donne prime à la soumission car le but n’est pas de se distinguer des autres mais d’obéir à ses supérieurs lorsqu’il faut plonger la masse dans la bataille. Cependant cette perversion ignore, rappelons-le, que la justice passe avant tout par le souci d’impartialité. Nous entendons par là, celle qui précisément part de la singularité de chaque situation pour la retrouver et aider à ce qu’elle s’accomplisse. L’impartialité est cette qualité qui nous permet d’apprécier les justes limites, de savoir quand elles ont été dépassées ou ignorées et ce qu’il faut faire – sans aveuglement – pour y remédier. Elle impose donc de partir de la singularité de chaque situation et nécessite du courage parfois pour entendre et faire ou dire ce qui déplaît. Comme Cyrus, prétend Platon dans les Lois, était capable d’écouter tous ceux qui lui donnaient de sages conseils, ce, même s’ils le contredisaient (Les Lois, III.694 c). Cyrus ne récompensait pas ses troupes à l’ancienneté ; il glorifiait le courage de ceux qui le contredisaient lorsqu’ils le faisaient vertueusement, c’est-à-dire pour le bien. Un grand roi n’a donc pas peur d’être contredit. Il ne veut pas la soumission et les soumis. Il cherche surtout la compagnie d’hommes sages et perspicaces qu’il a le courage d’écouter. Ainsi, il n’a pas pour objectif l’égalité à tout prix mais le souci de valoriser ceux qui sont dignes de l’être parce qu’ils peuvent apporter le bien pour tous. La peur qui paraît être au cœur de la pensée des Lumières explique peut-être aussi cet amour de l’égalité. En effet, lorsque la peur règne, les hommes sont tous égaux devant elle. Montesquieu l’avait bien pressenti qui estimait que précisément dans le régime despotique « les hommes sont égaux non parce qu’ils sont tout, comme en démocratie, mais parce qu’ils ne sont rien » (EL VI.2). L’homme qui ignore sa propre sécurité est un téméraire et un imprudent présomptueux. Cependant celui qui ne songe qu’à sa sécurité, à n’être que l’égal de son prochain sans même songer à être d’abord et avant tout lui-même, celui-là n’est rien pour lui-même. Il sait qu’il n’a pas à mettre son courage en valeur, il sait qu’il n’a pas à mettre sa nature au premier plan. Il lui suffit d’être l’égal des autres et d’attendre tranquillement sans prendre le moindre risque, et ce, même pour défendre le bien qui s’étiole ainsi peu à peu. Ce souci de l’égalité devenu prioritaire explique dès lors peut-être pourquoi il est si difficile de mettre en œuvre la justice contre le pouvoir. La justice en effet exige impartialité pour se mettre en place ; elle ne peut y parvenir sans des citoyens courageux au sens éthique exposé plus avant. Il convient donc de donner les moyens qui conviennent à ces citoyens et de les mettre en évidence, de les aider, de leur donner ce qu’il y a de meilleur en eux afin qu’ils puissent permettre à la société de progresser. Il faut donc les distinguer pour ce bien qu’ils apportent. Si la justice est obsédée par l’idéal d’égalité, alors seule l’envie domine et dominent avec elle finalement ceux qui ont le pouvoir et qui jouent avec l’envie que nous éprouvons lâchement les uns envers les autres. L’envie, c’est aussi le désir de « voir », jamais de regarder comment vivent les autres ; et l’on comprend dès lors les raisons pour lesquelles lorsque l’État dégénère en spectacle, la force prime sur le droit. Être dans le spectacle, c’est se montrer parce que l’on fait envie et que l’on veut susciter l’envie dans le cœur des hommes afin sans doute qu’elle les domine et qu’ils se refusent ainsi réellement à promouvoir les meilleurs, au sens aristocratique du terme. En effet, l’homme envieux ne veut pas que ses concitoyens plus méritants que lui soient honorés. Il veut l’égalité, c’est-à-dire la sécurité à tout prix et au risque même de la perte du sens des mots, donc de celui d’égalité qui récuse, mais impartialité dans le jugement d’attribution et de mise en valeur. Les cyniques soutiennent cependant que toutes les valeurs sont identiques. On se demande pourquoi dès lors ils mettent cette valeur de relativité au-dessus de toutes les autres et au nom de quoi ils louent plus Diogène ou Sade qu’Aristote.
Frontière
Outre le souci de défense et d’égalité, une autre idée domine l’État des Modernes : celle de frontière. Lorsque le souci n’est autre que d’obtenir ce que tout le monde doit avoir, lorsque l’exigence de sécurité prime sur celle du bien, alors une seule priorité importe : celle de défendre les frontières. Mais celles-ci sont nombreuses. Elles sont extérieures : il faut se défier de ses voisins. Mais elles sont intérieures également : il importe de se préserver de ce voisin qui peut être un loup pour son semblable. Les frontières internes et externes rendent les hommes continuellement inquiets et soucieux de voir tout ce qui peut leur arriver. Ils veulent surveiller et le « proche » et l’étranger. Il s’agit pour chacun de s’enfermer dans sa spécialité, dans son statut pour obtenir quelque protection. La cité se divise alors et la justice y devient impossible car les clans se constituent et l’impartialité ne peut s’installer. D’autant que certains prennent le dessus sur d’autres, augmentent leurs possessions et veulent plus que tout les préserver contre les risques d’empiètement des autres. Montesquieu l’avait bien compris. L’opacité est d’autant plus nécessaire que le mérite n’est pas toujours – voire rarement – la cause des avantages ainsi obtenus. Une bonne naissance, de solides liens, l’appartenance au clan qui convient font figure de passe-ports et de passe-droit. Dès lors – tous les mauvais disciples de Machiavel le savent bien –, il n’est pas de chose plus aisée pour un tyran en puissance que de gouverner une société divisée. Mieux, il a plus encore intérêt à la séparer en autant de frontières internes qu’il est possible pour pouvoir, non seulement susciter l’envie – et donc augmenter la peur – et de ceux qui n’ont pas ce qui convient et de ceux qui le possèdent et qui craignent précisément de le perdre, le sachant parfois non légitime.
Nous nous interrogions préalablement sur les raisons pour lesquelles la force fait souvent droit. La psychologie n’est sans nul doute pas étrangère à une telle domination. Un travail d’éducation et de recherche sur ces concepts clefs de défense, égalité, frontière, ainsi que leur usage contemporain est donc nécessaire. Nous avons tenté d’en esquisser quelques lignes et point n’était ici notre intention d’en finir avec ces analyses. Cependant, il convient aussi et surtout de nous interroger sur le courage, vertu trop souvent oubliée et sans doute plus conséquente que bien des autres chez Aristote. Mais l’étude ne suffit pas : l’État ne pourra réellement répondre à sa vocation que s’il met tout en œuvre pour permettre la réalisation quotidienne de cette vertu. Comme le rappelle, en effet, Aristote, c’est en mettant en actes les vertus qu’elles s’affermissent pour celui qui les pratique et celui qui en bénéficie. Ce n’est donc que lorsque l’État favorisera de telles initiatives que celui-ci fleurira peut-être. Mais nous sommes loin de telles exigences. Les combats politiques de la modernité se sont surtout concentrés sur la question de la justice sociale : qui peut et doit avoir moins ? Un tel débat, s’il est nécessaire, reste périlleux car il remplace le secondaire par l’accessoire. La question en effet n’est pas comment donner plus à ceux qui ont moins ou l’inverse mais plutôt pourquoi donner plus à certains et moins à d’autres et quelles autres distinctions faut-il mettre en œuvre pour aider une cité à se construire ? Le déplacement du débat sur la seule question du « plus » ou du « moins » ne pouvait que conduire à la victoire d’un libéralisme à la Hayek qui, en lui-même, ne valorise pas le courage mais demande au contraire à l’État de se désinvestir. Un tel libéralisme non interventionniste est, selon nous, une négation du politique en ce qu’il nie le rôle central de la politique dans l’éducation des hommes. En effet, si l’État ne doit pas faire en sorte d’assister ses « ouailles » continuellement et les infantiliser – précisément parce qu’il sape leur courage de la sorte –, il ne doit pas pour autant se désinvestir et se désengager en laissant chacun vivre comme il se doit. En agissant ainsi, il montre qu’il ne sert qu’à peu de choses et perd ses assises. Un État digne de ce nom ne retrouve sa véritable vocation que lorsqu’il laisse autant que faire se peut aux êtres moralement excellents (ou qui excellent dans la profession qu’ils ont choisie et qui sert la communauté) la possibilité d’exercer leur excellence, ce afin, d’une part de donner l’exemple pour inciter les autres, et d’autre part d’aider lesdits êtres à être plus excellents encore pour leur bien et celui de la cité en général. Ce faisant, il redevient ce qu’il se doit d’être et retourne vers ce qui le légitime. Il devient un État intelligent et juste, susceptible de nous aider à être un peu ce que nous nous devons d’être : pour l’Un, pour l’Autre et pour Nous-mêmes. | |
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