Au Maroc, une corruption très royale
Interdit comme la plupart des ouvrages mettant en cause la monarchie,Le Roi prédateur, Main basse sur le Maroc, de Catherine Graciet et Eric Laurent, fait un tabac depuis sa sortie au début du mois de mars (1). Le titre provocateur mais, surtout, le contenu assez accablant pour Mohammed VI et certains de ses proches ont en effet conduit plusieurs sites locaux à le mettre en ligne, en français et en arabe. Les interventions et les menaces de sanction de l’éditeur n’ont pas eu d’effet réellement dissuasif.
L’engouement des Marocains pour ce livre n’est évidemment pas étranger à la situation que connaît depuis plus d’une année le royaume dans la foulée des révoltes arabes. Représentés par le Mouvement du 20 février (2), des dizaines de milliers de Marocains ont manifesté presque toutes les semaines en 2011 dans de nombreuses villes du pays pour que cessent la corruption et les passe-droits et que s’instaure une véritable démocratie. Deux hommes, deux conseillers et amis du roi, incarnent à leurs yeux les dérives du régime : Fouad Ali el Himma et Mounir Majidi. Les manifestants les accusent d’être les principaux animateurs d’un petit groupe d’affairistes qui a entrepris de faire main basse sur le Maroc au profit de la monarchie et de ses affidés.
« Quand on est du peuple, Sire, on a toujours quelque chose sur le cœur », écrivait Victor Hugo. Or, Le Roi prédateur conforte tristement la belle intuition de l’auteur des Misérables. Bons connaisseurs du pays (3), les deux auteurs ne mettent pas seulement en lumière les pratiques mafieuses de proches de Sa Majesté mais démontent un système qui conduit le peuple marocain à engraisser à son corps défendant une nomenklatura aussi avide que cynique, à commencer par la famille royale.
Avec un culot monstre et un rare cynisme, les hommes d’affaires du souverain ont expliqué à qui voulait les entendre au début des années 2000 qu’un « champion national » devait être « un leader dans son domaine, faire office de locomotive pour les autres entreprises et servir de levier pour tirer un secteur vers l’excellence ». Mais, affirment les auteurs, loin de donner l’exemple comme ils le prétendaient, on s’est vite aperçu que, pour ces étranges businessmen, le champion national est en réalité « une entreprise dont le roi est actionnaire et qui n’accepte d’évoluer que dans un contexte de monopole ou, à la rigueur, de quasi-monopole... Aucune concurrence sérieuse n’est tolérée et tous les moyens sont mis en œuvre pour parvenir à ces fins, y compris le recours à une justice peu réputée pour son indépendance ».
Même si les faits évoqués sont pour l’essentiel connus grâce au travail courageux de la presse marocaine indépendante qui, à ses risques et périls, a rendu compte à maintes reprises ces dix dernières années des magouilles et coups tordus des gestionnaires de la fortune du monarque (4), le livre a le mérite d’offrir une synthèse complète de leurs agissements — enrichie d’utiles précisions — ainsi qu’un éclairage édifiant.
Il apporte également ce que l’hebdomadaire Tel Quel a qualifié récemment de « plus-value », à savoir le témoignage « on the record » de Khalid Oudghiri, ex-patron de la banque Attijariiwafa, porté aux nues avant d’être écarté brutalement, poursuivi, condamné et finalement gracié juste avant la sortie du livre… La gestion de cette affaire en dit long sur la manière dont le régime est capable de fabriquer un coupable. Ancien du groupe BNP-Paribas, banquier aux compétences reconnues internationalement, M. Oudghiri, qui possède la double nationalité française et marocaine, a su distiller soigneusement ses confidences et si le Palais l’a « gracié », c’est qu’il ne tenait certainement pas à ce qu’il fasse de nouvelles révélations aux conséquences ravageuses.
L’affrontement de Khalid Oudghiri avec Mounir Majidi et ses amis affairistes était inévitable pour au moins trois raisons : d’abord, parce que M. Oudghiri avait clairement exprimé son souci de désengager le souverain du cœur de l’économie du royaume afin d’éviter une regrettable confusion des genres. Ensuite, parce qu’il n’avait jamais caché sa volonté de lutter contre la corruption au Maroc (5). Enfin, parce que ses bons rapports avec le monde des affaires français l’auraient certainement amené à dénoncer le comportement de Majidi et consorts à l’égard de grandes sociétés françaises.
De fait, Khalid Oudghiri évincé, Majidi et Hassan Bouhemou, son« impitoyable éminence grise (6) » peuvent parachever la mise à l’écart de deux groupes français très présents au Maroc : Axa et Auchan. Même si le Maroc avait de bonnes raisons de revoir les conditions trop avantageuses qui avaient été consenties aux deux entreprises, la désinvolture avec laquelle MM. Majidi et Bouhemou opérèrent choqua d’autant plus leurs dirigeants que du temps de Hassan II, de telles « mauvaises manières » n’auraient jamais pu avoir cours ! Il ne s’agit pas de reprocher aux deux hommes de s’être montrés intraitables en affaires mais de n’avoir respecté aucune des règles qui s’imposent dans les négociations commerciales. « Mounir Majidi et Hassan Bouhemou dégagent des bénéfices record et se prennent pour des hommes d’affaires, note Khalid Oudghiri. Mais quel est le rapport avec l’économie réelle quand tout cela est guidé par l’arbitraire royal ? Aussitôt que quelqu’un s’exprime au nom de la volonté royale, personne ne peut s’y opposer ».
En s’appuyant sur une justice aux ordres, en bénéficiant de la complaisance du gouvernement, en jouant sur la peur des responsables de déplaire à Sa Majesté, en bénéficiant de la complicité du gendarme de la Bourse, MM. Majidi et Bouhemou ont pu non seulement évincer les deux groupes français mais, plus grave, faire main basse sur l’économie marocaine. Les entreprises contrôlées par le monarque sont ainsi devenues de véritables machines à cash alimentées par les consommateurs marocains...
Les auteurs évoquent également « la candeur » du monde des affaires français convaincu que le marché marocain était définitivement acquis et qu’une intervention de la diplomatie française permettrait de régler ces « malentendus ». Mais, comme le relève Catherine Graciet, « il n’y a eu aucun relais politique pour les industriels français car pour l’Elysée ou le Quai d’Orsay, on ne touche pas à la stabilité du Maroc : c’est une loi non écrite ! »
Pour les deux auteurs, il est temps que la diplomatie française fasse son aggiornamento tant sa vision des relations bilatérales est dépassée : avec la victoire du Parti de la justice et du développement (7), la menace islamiste ne tient plus la route et envisager le Maroc comme relais diplomatique de la France n’a plus de sens depuis l’avènement de Mohammed VI, compte tenu de l’absence de ce dernier sur la scène internationale, contrairement à Hassan II.
Catherine Graciet et Eric Laurent se montrent sans doute excessifs en écrivant que, à l’inverse des diplomates américains qui tissent des liens avec l’ensemble des acteurs de la société civile, « les Français préfèrent singer le makhzen dans ce qu’il a de plus vil : l’attitude du serviteur qui ne bronche jamais et acquiesce en permanence ». Si, jusqu’à nouvel ordre les Etats-Unis ne sont certainement pas un modèle de diplomatie à l’égard du monde arabe, il n’en reste pas moins que la complaisance des dirigeants français à l’égard du royaume est de plus en plus incompréhensible.
Pour les auteurs, le soutien de la France au Maroc est d’autant plus surprenant que Mohammed VI a montré qu’il était « à contre-courant des aspirations et des mouvements de fond qui agitent les sociétés des pays arabes et musulmans ».
Pour Catherine Graciet, « le régime, dont l’affairisme est ouvertement dénoncé, n’a pas d’autre choix que de se réformer : ou bien, il se retire des affaires, ou il s’expose à ce qui s’est passé dans d’autres pays arabes ».
Ignace Dalle est journaliste, auteur notamment de Hassan II. Entre tradition et absolutisme, Fayard, Paris, 2011.
(1) Le Seuil, Paris, 2012, 17,80 euros. L’hebdomadaire Tel Quel a toutefois publié des extraits du livre dans sa livraison du 17 mars 2012.
(2) Le mouvement de contestation a débuté le 20 février 2011 au Maroc. Lire Ignace Dalle, « Et au Maroc le roi parlait », Le Monde diplomatique, avril 2011.
(3) Catherine Graciet a collaboré au Journal Hebdomadaire, qui a dû finalement suspendre sa parution à la suite de pressions du pouvoir. Eric Laurent est l’auteur de deux livres d’entretiens avec Hassan II : Mémoire d’un Roi (1993) et Le Génie de la modération (2000).
(4) Dès le début des années 2000, le directeur du Journal Hebdomadaire, Aboubakr Jamaï, avait dénoncé le fait que la Bourse de Casablanca soit contrôlée pour plus de moitié par le Palais. A la même époque, le regretté Rémy Leveau, spécialiste du royaume, avait mis les points sur les i : « Moi je dis les choses tout bêtement : est-ce que Mohammed VI va continuer à faire des affaires ? Dans un système en voie de transition démocratique, le roi ne peut pas être entrepreneur et ne peut faire concurrence aux entrepreneurs. Dans cette situation, il doit renforcer sa position d’arbitrage. »
(5) La banque qu’il dirigeait alors a obtenu en 2005 le premier prix décerné par le premier ministre du Maroc pour son programme de lutte contre la corruption.
(6) Polytechnicien et ingénieur des mines, Hassan Bouhemou, qui, selon les auteurs, déteste la France, est le véritable maître d’œuvre de la « stratégie » économique et financière du Palais, M. Majidi le couvrant politiquement.
(7) Vainqueur des élections de fin novembre 2011, le PJD, islamiste « modéré », dirige le gouvernement depuis le début de 2012.
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