Un livre de Harry G. Frankfurt
Harry G. Frankfurt est professeur émérite de l’université de Princeton, spécialiste de philosophie morale. Il prévient, dans l’avant-propos destiné au lecteur français, que cet essai a été écrit il y a plus de vingt ans alors qu’il était fellow à l’université de Yale. Il en décrit la réception auprès de ses collègues universitaires de diverses disciplines en tant que travail reconnu d’analyse philosophique et sociale, non comme l’ouvrage quasi humoristique que l’on voudrait présenter aujourd’hui. Enfin, sur la base des réactions d’un de ses collègues, Frankfurt s’est rendu compte que cet essai a mis en jeu un questionnement élargi du statut du langage en général, et plus particulièrement du langage philosophique, dans la mesure où Yale accueillait notamment, dans ces années-là, Derrida, et où la question de la place et de la spécificité de son jargon pouvait être soulevée. Pour nombre d’universitaires anglo-saxons, le style de Derrida relevait, de manière exemplaire, d’une sorte de « baratin », de style relevant justement de l’art de dire des conneries. C’est pourquoi Frankfurt précise que, contrairement aux apparences, la collusion entre son essai et une critique dans l’air du temps contre la postmodernité philosophique n’était pas recherchée ni projetée dans son petit livre, qu’il n’avait pas spécifiquement rédigé contre le postmodernisme, mais simplement dans une perspective toute classique « qui remonte au moins aux dialogues platoniciens » (p. 13), visant à distinguer le vrai du faux et à clarifier la valeur des énoncés produits.
Le point de départ de Frankfurt est double : d’une part, le baratin est, si l’on peut dire, la chose du monde la mieux partagée. Chacun d’entre nous connaît son omniprésence et y a recours à l’occasion. D’autre part, chacun d’entre nous se pense assez malin pour repérer le baratin et ne pas « en être dupe » (p. 17). Double problème, du coup, selon l’auteur : on ne sait pas exactement ce que signifie le terme « baratin »1 parce que l’on manque de définitions rigoureuses. On ne réfléchit pas à ce qu’il signifie pour nous (à quoi sert-il exactement, quels sont les avantages et les inconvénients, quel est son rôle psychologique et social ?). En l’absence de théories élaborées sur cette notion linguistique et sociale, l’auteur va commencer par remarquer la proximité entre les termes « fumisterie » et de « connerie ». Bien sûr il relève aussi leurs nuances principales : « fumisterie » est plus correct que « conneries », et tend sur le plan moral à adoucir par exemple une accusation.
Dans un premier temps, Frankfurt part de l’essai de Max Black qui traite de la place centrale de la fumisterie (humbug) dans les énoncés2. Il en reprend la définition centrale et la discute pour préciser la proximité avec les termes « connerie » ou « baratin » (bullshit).
La fumisterie, écrit d’abord Black, est « une représentation déformée et trompeuse… ». Bien que Frankfurt trouve qu’il s’agisse d’un pléonasme (ce qui ne saute pas aux yeux), on peut concéder l’idée centrale selon laquelle la fumisterie vise à tromper délibérément, ce qui l’apparente au mensonge. Il ne s’agit donc pas, dans la fumisterie, d’affirmer seulement quelque chose d’erroné, encore de le faire en fonction d’un état d’esprit qui est de tromper, sur ce qu’on dit et sur l’intention qu’on peut avoir (d’induire l’autre en erreur pour se faire valoir soi-même, par exemple). La proximité entre fumisterie et mensonge rend d’emblée les choses difficiles, tant le cas du mensonge est complexe : certains le définissent comme le simple fait d’énoncer ce qui n’est pas vrai. D’autres considèrent que l’intention de tromper joue un rôle central, au point que celui qui dit vrai mais en le croyant faux et/ou dans l’intention de tromper est menteur. Sera-t-il dit fumiste ? Cela ne va pas de soi.
D’où le fait que la fumisterie, écrit ensuite Black, est « presque mensongère ». Là se trouvent précisés quelques traits caractéristiques du mensonge qui appartiennent bien à la fumisterie, mais pas d’autres. Ce ne sont pas les traits caractéristiques du mensonge – soit d’énoncer le faux, soit de chercher à tromper – qui suffisent à définir le fumiste. De même que les conneries ou le baratin, pour Frankfurt, ne sont pas seulement caractérisés par l’ignorance et l’erreur qui produisent du faux ni par l’intention de duper. Décidément, les conneries semblent bien être des modes d’énonciation singuliers dont il resterait à faire la typologie.
C’est dans ce but que Black ajoute à sa définition de la fumisterie que, comme représentation déformée, elle l’est « en général par le biais de termes prétentieux ou d’attitudes ostentatoires ». La fumisterie est donc aussi définie par des éléments extérieurs au contenu, contextuels, tels que les visées de l’énoncé, l’intention d’être remarqué et écouté. Par ailleurs, la prétention et l’ostentation peuvent bien accompagner régulièrement la fumisterie, tout comme les conneries, mais elles n’en constituent pas l’essentiel. Pour le dire simplement, s’il se trouve que souvent les prétentieux qui vivent de manière très ostentatoire en viennent à proférer des conneries, il arrive aussi que des gens dépourvus de toute prétention et plus discrets disent (et pensent) pas mal de conneries. Nous devons en conclure qu’il n’y a pas nécessité à ce qu’un terme soit associé à l’autre, et qu’il est inopérant de définir spécifiquement la connerie par la prétention et l’ostentation, ou même de « conclure que les conneries sont toujours motivées par la prétention » (p. 27).
Pour finir sur cette reprise des définitions de Black, Frankfurt relève que la déformation des représentations concernerait l’auteur de la représentation lui-même, qui tromperait à son propre sujet par ses conneries autant, voire plus, qu’il ne tromperait à propos d’objets quelconques. Par exemple, celui qui dit avoir vingt dollars en poche trompe (s’il ne les a pas) sur la marchandise ; mais s’il convainc en même temps son interlocuteur qu’il croit les avoir, il le trompe une deuxième fois sur lui-même, et profère vraiment des conneries. Selon Black, la fumisterie résiderait surtout dans cette structure langagière qui consiste à proférer des paroles non pas mensongères quant à l’objet, mais trompeuses quant à l’intention : typiquement des discours politiques qui font des éloges véraces de la nation, de l’humanité, des valeurs morales, sociales, etc., c’est-à-dire des discours qui, en parlant de tout cela, ne cherchent pas plus à énoncer que c’est vrai ou à insinuer que c’est faux, mais qui ne cherchent en réalité qu’à donner une certaine idée de l’orateur, à le faire valoir. En parlant de son pays par exemple, l’homme politique ne cherche pas à tromper qui que ce soit sur l’histoire de ce pays, car, ce qui l’intéresse, c’est uniquement « ce que les gens pensent de lui » quand il dit cela (p. 32), et rien de plus.
Voilà des points forts et déterminants pour saisir le statut du baratin selon Frankfurt lisant Black. Mais cela reste au final « à côté de la cible » (p. 33) et c’est la raison pour laquelle l’auteur, dans un second temps, va préciser sa propre approche du problème en s’appuyant sur des éléments de la biographie de Ludwig Wittgenstein, partant notamment d’une déclaration du philosophe qui aurait cité quelques vers de Longfellow comme pouvant lui servir de devise : « Les bâtisseurs d’autrefois / Exécutaient de leur mieux / Les détails que l’on ne voit, / Car les Dieux sont en tout lieu3 ».
Selon Frankfurt, l'interprétation de cette sentence comme possible devise wittgensteinienne est aisée : jadis, les artisans étaient scrupuleusement « honnêtes » et soucieux de vérité. C'est pourquoi ils peaufinaient leurs œuvres jusque dans les moindres détails imperceptibles à l'œil humain. Pourquoi une telle hauteur d'exigence ? Selon la sentence de Wittgenstein, parce que les dieux habitaient alors le monde jusque dans ses moindres recoins, et que rien n'échappait à leurs regards. Ils auraient décelé toute contrefaçon, toute forme de tromperie et tout travail mal fait ou bâclé. Par analogie, il en irait de même avec le langage en général, et avec le langage philosophique en particulier : jadis les philosophes se souciaient scrupuleusement de rigueur intellectuelle et de vérité, par un sens de la responsabilité très poussé, par une haute exigence éthique de « bien penser ». Mais à l'ère postnietzschéenne de la mort de Dieu et du « crépuscule des idoles », certains penseurs « postmodernes » considèrent pouvoir s'affranchir de ces exigences épistémologiques et éthiques et s'autorisent des arrangements de concepts et de langage, n'ayant plus de compte à rendre à quelque instance logico-philosophique de référence que ce soit. Du coup, cette pensée postmoderne s'autoriserait à dire à peu près n'importe quoi (voir par exemple, dans ce style, le pur chef-d'œuvre de commentaire derridien d'un fragment posthume de Nietzsche : « J'ai oublié mon parapluie4 »).
Bref, aux yeux de Frankfurt, Wittgenstein serait aux fondements d'une conception de restauration d'un authentique souci de vérité, synonyme d'une philosophie poursuivant et dénonçant le « baratin » ou les conneries, fussent-elles philosophiques. De ce point de vue, le petit livre de Frankfurt vient s'inscrire dans le droit fil d'une philosophie inspirée par un modèle wittgensteinien5 d'artisanat d'exception, d'une exigence de travail bien fait, de sincérité et de véridicité absolues, sans la moindre concession aux généralités et au laxisme de travaux expédiés et brouillons, sans complaisance pour la facilité d'expression, les arrangements avec la vérité, le bluff. Ce petit livre est tout sauf un livre de recettes expliquant comment s'y prendre pour dire des conneries. Il propose au contraire les principaux antidotes à ce poison de la vie de l'esprit et du langage. C'est ainsi que Frankfurt s'appuie sur une anecdote mettant en scène Wittgenstein en conversation avec une interlocutrice de Cambridge, Fanny Pascal6. Cette dernière rapporte qu'après avoir été opérée des amygdales, elle se plaignit à plusieurs reprises à Wittgenstein en ces termes : « Je me sens comme un chien qui vient de se faire écraser ! » Elle s'attira alors aussitôt les foudres du philosophe, qui, non sans humour, lui aurait rétorqué : « Vous ignorez ce que ressent un chien qui vient de se faire écraser. » Wittgenstein, écrit alors Frankfurt, aura pris cette phrase comme pur exemple de baratin, parce qu'il l'aura « jugée déconnectée de tout souci de vérité » (p. 43). Quoi qu'il en soit, les conneries seraient ces sortes de phrases que, par commodité, habitude et précipitation nous proférons, lors même que nous ne sommes aucunement fondés à les dire, et dont nous ignorons la réelle signification. Bref, nous parlons au sens strict sans savoir ce que nous disons, et pour ne rien dire. C'est ce qui fâche le philosophe soucieux d'exactitude. Ainsi, l'expression courante « malade comme un chien », à laquelle semble renvoyer la déclaration de Fanny Pascal, tomberait dans la catégorie « conneries », et celui qui s'exprime ainsi tomberait dans la catégorie des bullshiters, à la fois baratineur, bluffeur et déconneur.
Somme toute, le langage commun serait régulièrement balisé de toutes ces inconséquences linguistiques et logiques et, sauf à vivre une existence exceptionnellement conséquente (en ne faisant usage que d'un langage entièrement dévoué à la logique), ou, sauf à nous résigner au silence, nous serions condamnés à dire à peu près chaque jour beaucoup plus de « conneries » que nous ne le voudrions. Dire des conneries, c'est finalement adopter dans l'usage linguistique cette voie médiane qui ne consiste ni à dire des vérités, ni à les cacher (p. 65), ni à se taire, ni à signifier, mais à bavarder, blablater, etc. Le « déconneur », comme finira par le montrer Frankfurt, se moque en fait de ce qu'il dit, pas plus soucieux d'être sérieux pour énoncer la vérité que pour énoncer la fausseté (le menteur). Il a des idées sur tout, s'autorise à dire n'importe quoi pour atteindre ses objectifs (persuader, séduire, vendre, etc.). Il y a une finalité hautement performative dans les actes de langages « déconnants », puisque peu importe le sens des mots, c'est l'acte visé qui prime (par exemple chez Fanny Pascal, le but était de se faire plaindre, d'être l'objet d'attention de la part de Wittgenstein). Certes, ceux qui profèrent des conneries peuvent croire, du fait de leur sincérité (puisque ce ne sont pas des menteurs), être en droit d'énoncer leurs propositions. Mais peut-être qu'après tout, pour Wittgenstein comme pour Frankfurt, « la sincérité (finalement), c'est du baratin » (p. 65).
Harry G. Frankfurt est professeur émérite de l’université de Princeton, spécialiste de philosophie morale. Il prévient, dans l’avant-propos destiné au lecteur français, que cet essai a été écrit il y a plus de vingt ans alors qu’il était fellow à l’université de Yale. Il en décrit la réception auprès de ses collègues universitaires de diverses disciplines en tant que travail reconnu d’analyse philosophique et sociale, non comme l’ouvrage quasi humoristique que l’on voudrait présenter aujourd’hui. Enfin, sur la base des réactions d’un de ses collègues, Frankfurt s’est rendu compte que cet essai a mis en jeu un questionnement élargi du statut du langage en général, et plus particulièrement du langage philosophique, dans la mesure où Yale accueillait notamment, dans ces années-là, Derrida, et où la question de la place et de la spécificité de son jargon pouvait être soulevée. Pour nombre d’universitaires anglo-saxons, le style de Derrida relevait, de manière exemplaire, d’une sorte de « baratin », de style relevant justement de l’art de dire des conneries. C’est pourquoi Frankfurt précise que, contrairement aux apparences, la collusion entre son essai et une critique dans l’air du temps contre la postmodernité philosophique n’était pas recherchée ni projetée dans son petit livre, qu’il n’avait pas spécifiquement rédigé contre le postmodernisme, mais simplement dans une perspective toute classique « qui remonte au moins aux dialogues platoniciens » (p. 13), visant à distinguer le vrai du faux et à clarifier la valeur des énoncés produits.
Le point de départ de Frankfurt est double : d’une part, le baratin est, si l’on peut dire, la chose du monde la mieux partagée. Chacun d’entre nous connaît son omniprésence et y a recours à l’occasion. D’autre part, chacun d’entre nous se pense assez malin pour repérer le baratin et ne pas « en être dupe » (p. 17). Double problème, du coup, selon l’auteur : on ne sait pas exactement ce que signifie le terme « baratin »1 parce que l’on manque de définitions rigoureuses. On ne réfléchit pas à ce qu’il signifie pour nous (à quoi sert-il exactement, quels sont les avantages et les inconvénients, quel est son rôle psychologique et social ?). En l’absence de théories élaborées sur cette notion linguistique et sociale, l’auteur va commencer par remarquer la proximité entre les termes « fumisterie » et de « connerie ». Bien sûr il relève aussi leurs nuances principales : « fumisterie » est plus correct que « conneries », et tend sur le plan moral à adoucir par exemple une accusation.
Dans un premier temps, Frankfurt part de l’essai de Max Black qui traite de la place centrale de la fumisterie (humbug) dans les énoncés2. Il en reprend la définition centrale et la discute pour préciser la proximité avec les termes « connerie » ou « baratin » (bullshit).
La fumisterie, écrit d’abord Black, est « une représentation déformée et trompeuse… ». Bien que Frankfurt trouve qu’il s’agisse d’un pléonasme (ce qui ne saute pas aux yeux), on peut concéder l’idée centrale selon laquelle la fumisterie vise à tromper délibérément, ce qui l’apparente au mensonge. Il ne s’agit donc pas, dans la fumisterie, d’affirmer seulement quelque chose d’erroné, encore de le faire en fonction d’un état d’esprit qui est de tromper, sur ce qu’on dit et sur l’intention qu’on peut avoir (d’induire l’autre en erreur pour se faire valoir soi-même, par exemple). La proximité entre fumisterie et mensonge rend d’emblée les choses difficiles, tant le cas du mensonge est complexe : certains le définissent comme le simple fait d’énoncer ce qui n’est pas vrai. D’autres considèrent que l’intention de tromper joue un rôle central, au point que celui qui dit vrai mais en le croyant faux et/ou dans l’intention de tromper est menteur. Sera-t-il dit fumiste ? Cela ne va pas de soi.
D’où le fait que la fumisterie, écrit ensuite Black, est « presque mensongère ». Là se trouvent précisés quelques traits caractéristiques du mensonge qui appartiennent bien à la fumisterie, mais pas d’autres. Ce ne sont pas les traits caractéristiques du mensonge – soit d’énoncer le faux, soit de chercher à tromper – qui suffisent à définir le fumiste. De même que les conneries ou le baratin, pour Frankfurt, ne sont pas seulement caractérisés par l’ignorance et l’erreur qui produisent du faux ni par l’intention de duper. Décidément, les conneries semblent bien être des modes d’énonciation singuliers dont il resterait à faire la typologie.
C’est dans ce but que Black ajoute à sa définition de la fumisterie que, comme représentation déformée, elle l’est « en général par le biais de termes prétentieux ou d’attitudes ostentatoires ». La fumisterie est donc aussi définie par des éléments extérieurs au contenu, contextuels, tels que les visées de l’énoncé, l’intention d’être remarqué et écouté. Par ailleurs, la prétention et l’ostentation peuvent bien accompagner régulièrement la fumisterie, tout comme les conneries, mais elles n’en constituent pas l’essentiel. Pour le dire simplement, s’il se trouve que souvent les prétentieux qui vivent de manière très ostentatoire en viennent à proférer des conneries, il arrive aussi que des gens dépourvus de toute prétention et plus discrets disent (et pensent) pas mal de conneries. Nous devons en conclure qu’il n’y a pas nécessité à ce qu’un terme soit associé à l’autre, et qu’il est inopérant de définir spécifiquement la connerie par la prétention et l’ostentation, ou même de « conclure que les conneries sont toujours motivées par la prétention » (p. 27).
Pour finir sur cette reprise des définitions de Black, Frankfurt relève que la déformation des représentations concernerait l’auteur de la représentation lui-même, qui tromperait à son propre sujet par ses conneries autant, voire plus, qu’il ne tromperait à propos d’objets quelconques. Par exemple, celui qui dit avoir vingt dollars en poche trompe (s’il ne les a pas) sur la marchandise ; mais s’il convainc en même temps son interlocuteur qu’il croit les avoir, il le trompe une deuxième fois sur lui-même, et profère vraiment des conneries. Selon Black, la fumisterie résiderait surtout dans cette structure langagière qui consiste à proférer des paroles non pas mensongères quant à l’objet, mais trompeuses quant à l’intention : typiquement des discours politiques qui font des éloges véraces de la nation, de l’humanité, des valeurs morales, sociales, etc., c’est-à-dire des discours qui, en parlant de tout cela, ne cherchent pas plus à énoncer que c’est vrai ou à insinuer que c’est faux, mais qui ne cherchent en réalité qu’à donner une certaine idée de l’orateur, à le faire valoir. En parlant de son pays par exemple, l’homme politique ne cherche pas à tromper qui que ce soit sur l’histoire de ce pays, car, ce qui l’intéresse, c’est uniquement « ce que les gens pensent de lui » quand il dit cela (p. 32), et rien de plus.
Voilà des points forts et déterminants pour saisir le statut du baratin selon Frankfurt lisant Black. Mais cela reste au final « à côté de la cible » (p. 33) et c’est la raison pour laquelle l’auteur, dans un second temps, va préciser sa propre approche du problème en s’appuyant sur des éléments de la biographie de Ludwig Wittgenstein, partant notamment d’une déclaration du philosophe qui aurait cité quelques vers de Longfellow comme pouvant lui servir de devise : « Les bâtisseurs d’autrefois / Exécutaient de leur mieux / Les détails que l’on ne voit, / Car les Dieux sont en tout lieu3 ».
Selon Frankfurt, l'interprétation de cette sentence comme possible devise wittgensteinienne est aisée : jadis, les artisans étaient scrupuleusement « honnêtes » et soucieux de vérité. C'est pourquoi ils peaufinaient leurs œuvres jusque dans les moindres détails imperceptibles à l'œil humain. Pourquoi une telle hauteur d'exigence ? Selon la sentence de Wittgenstein, parce que les dieux habitaient alors le monde jusque dans ses moindres recoins, et que rien n'échappait à leurs regards. Ils auraient décelé toute contrefaçon, toute forme de tromperie et tout travail mal fait ou bâclé. Par analogie, il en irait de même avec le langage en général, et avec le langage philosophique en particulier : jadis les philosophes se souciaient scrupuleusement de rigueur intellectuelle et de vérité, par un sens de la responsabilité très poussé, par une haute exigence éthique de « bien penser ». Mais à l'ère postnietzschéenne de la mort de Dieu et du « crépuscule des idoles », certains penseurs « postmodernes » considèrent pouvoir s'affranchir de ces exigences épistémologiques et éthiques et s'autorisent des arrangements de concepts et de langage, n'ayant plus de compte à rendre à quelque instance logico-philosophique de référence que ce soit. Du coup, cette pensée postmoderne s'autoriserait à dire à peu près n'importe quoi (voir par exemple, dans ce style, le pur chef-d'œuvre de commentaire derridien d'un fragment posthume de Nietzsche : « J'ai oublié mon parapluie4 »).
Bref, aux yeux de Frankfurt, Wittgenstein serait aux fondements d'une conception de restauration d'un authentique souci de vérité, synonyme d'une philosophie poursuivant et dénonçant le « baratin » ou les conneries, fussent-elles philosophiques. De ce point de vue, le petit livre de Frankfurt vient s'inscrire dans le droit fil d'une philosophie inspirée par un modèle wittgensteinien5 d'artisanat d'exception, d'une exigence de travail bien fait, de sincérité et de véridicité absolues, sans la moindre concession aux généralités et au laxisme de travaux expédiés et brouillons, sans complaisance pour la facilité d'expression, les arrangements avec la vérité, le bluff. Ce petit livre est tout sauf un livre de recettes expliquant comment s'y prendre pour dire des conneries. Il propose au contraire les principaux antidotes à ce poison de la vie de l'esprit et du langage. C'est ainsi que Frankfurt s'appuie sur une anecdote mettant en scène Wittgenstein en conversation avec une interlocutrice de Cambridge, Fanny Pascal6. Cette dernière rapporte qu'après avoir été opérée des amygdales, elle se plaignit à plusieurs reprises à Wittgenstein en ces termes : « Je me sens comme un chien qui vient de se faire écraser ! » Elle s'attira alors aussitôt les foudres du philosophe, qui, non sans humour, lui aurait rétorqué : « Vous ignorez ce que ressent un chien qui vient de se faire écraser. » Wittgenstein, écrit alors Frankfurt, aura pris cette phrase comme pur exemple de baratin, parce qu'il l'aura « jugée déconnectée de tout souci de vérité » (p. 43). Quoi qu'il en soit, les conneries seraient ces sortes de phrases que, par commodité, habitude et précipitation nous proférons, lors même que nous ne sommes aucunement fondés à les dire, et dont nous ignorons la réelle signification. Bref, nous parlons au sens strict sans savoir ce que nous disons, et pour ne rien dire. C'est ce qui fâche le philosophe soucieux d'exactitude. Ainsi, l'expression courante « malade comme un chien », à laquelle semble renvoyer la déclaration de Fanny Pascal, tomberait dans la catégorie « conneries », et celui qui s'exprime ainsi tomberait dans la catégorie des bullshiters, à la fois baratineur, bluffeur et déconneur.
Somme toute, le langage commun serait régulièrement balisé de toutes ces inconséquences linguistiques et logiques et, sauf à vivre une existence exceptionnellement conséquente (en ne faisant usage que d'un langage entièrement dévoué à la logique), ou, sauf à nous résigner au silence, nous serions condamnés à dire à peu près chaque jour beaucoup plus de « conneries » que nous ne le voudrions. Dire des conneries, c'est finalement adopter dans l'usage linguistique cette voie médiane qui ne consiste ni à dire des vérités, ni à les cacher (p. 65), ni à se taire, ni à signifier, mais à bavarder, blablater, etc. Le « déconneur », comme finira par le montrer Frankfurt, se moque en fait de ce qu'il dit, pas plus soucieux d'être sérieux pour énoncer la vérité que pour énoncer la fausseté (le menteur). Il a des idées sur tout, s'autorise à dire n'importe quoi pour atteindre ses objectifs (persuader, séduire, vendre, etc.). Il y a une finalité hautement performative dans les actes de langages « déconnants », puisque peu importe le sens des mots, c'est l'acte visé qui prime (par exemple chez Fanny Pascal, le but était de se faire plaindre, d'être l'objet d'attention de la part de Wittgenstein). Certes, ceux qui profèrent des conneries peuvent croire, du fait de leur sincérité (puisque ce ne sont pas des menteurs), être en droit d'énoncer leurs propositions. Mais peut-être qu'après tout, pour Wittgenstein comme pour Frankfurt, « la sincérité (finalement), c'est du baratin » (p. 65).
FRANKFURT Harry G.
De l’art de dire des conneries
Traduit de l’américain par Didier Sénécal. Éditions 10/18, coll. « Fait et cause », 2006.
1 La traduction du terme anglais bullshit, littéralement « merde de taureau », par « conneries » ne fait pas l’unanimité. Le texte de Frankfurt est précédé d’un petit avertissement expliquant que ce terme argotique en anglais couvre un champ lexical assez large, qui va de « connerie » à « baratin », en passant par « bluff », « blabla », etc. Un premier axe renverrait à l’ignorance doublée de prétention et de pédanterie, qui conduit à parler de ce qu’on ne maîtrise pas en vue de briller, du coup à dire n'importe quoi pour y parvenir. Le second axe procéderait plutôt de la volonté d’embrouiller et de duper ses auditeurs, comme dans l’énoncé de sophismes, et relèverait alors plutôt du « bluff », tricherie linguistique. De plus, il faudrait ajouter un troisième axe qui serait l’art d’utiliser le langage expressément pour déconner. Ni sérieusement proposé comme savant, ni revendiqué comme ignorant, pas plus savoir empreint de modestie que pédanterie immodérée, le discours du bullshiter se donne dans l’ambivalence permanente un air sérieux qui dissimule l’humour, d’une légèreté qui se révèle toujours profonde. Il est un discours ontologiquement paradoxal, signifiant toujours plus et moins que ce qu’il énonce.
2 Max Black, The Prevalence of Humbug and other Essays, Ithaca, New York/Londres, Cornell University Press, 1985.
3 Normann Malcolm, introduction à Recollections of Wittgenstein, éd. R. Rhees Oxford, Oxford UNiversity Press, 1984, p. XIII.
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