Pourquoi les "actifs toxiques" séduisent à nouveau les investisseurs
Le Monde.fr | • Mis à jour le
Par Anna Villechenon
Ils s'étaient faits discrets. Depuis un an, et particulièrement depuis le début de l'année, ils réapparaissent au pas de course - du moins, aux Etats-Unis. Les junk bonds, ces actifs dits "pourris" car émis par des sociétés notées en dessous de la catégorie "investment grade" (qui correspond à BBB- sur les échelles des agences de notation), reviennent depuis quelques mois en odeur de sainteté en raison de leur haut rendement, corollaire de leur risque élevé.
La quotidien britannique The Financial Times évoque un phénomène similaire à celui du "credit boom", en référence, à la fin des années 1990, à l'explosion des crédits attribués par des créanciers confiants, dont l'optimisme était porté par une situation économique favorable.
"UNE CHANCE SUR DEUX"
"Aujourd'hui, avec la très forte baisse des taux (sur les titres d'Etat, la dette bancaire par exemple), les investisseurs cherchent du rendement. Et ce ne sont certainement pas les taux pratiqués aux Etats-Unis, particulièrement bas - entre 2 et 2,5 % sur du dix ans -, qui vont le leur fournir", constate Jean-François Robin, stratégiste chez Natixis.
En Europe, la dette allemande se révèle si peu lucrative pour les investisseurs que la dernière émission obligataire du pays, mercredi, au taux historiquement basde 1,77 % à dix ans, n'a pas été totalement souscrite. Avec une inflation au-dessus des 2 % dans la zone euro ces derniers mois, il est vrai que le calcul est vite fait.
Pour autant, parler d'une ruée vers les junk bonds est exagéré, selon Stéphane Deo, chef économiste Europe chez UBS à Londres. "Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un phénomène massif. C'est un micro-marché, qui plus est très risqué. Ce ne sont pas les investisseurs qui achètent des obligations d'Etat, françaises ou allemandes, qui vont parier sur des actifs pourris, sachant qu'ils ont presque une chance sur deux de perdre. Ce sont plutôt, entre autres, les fonds spéculatifs, qui représentent une petite part des investisseurs", nuance-t-il.
"AMÉRICANISATION"
Ce retour des investisseurs vers les actifs spéculatifs, qui coïncide avec une accalmie aussi relative que provisoire des marchés, ne serait pas possible sans"la fin de la forte aversion au risque, consécutive à la crise, estime M. Robin. Apartir du moment où les investisseurs reprennent confiance, pensant qu'on a échappé au scénario du pire et que l'économie est en train de s'en sortir - notamment aux Etats-Unis -, ils sont de nouveau prêts à acheter des dettes jugées trop risquées depuis 2008."
Et même si le président de la banque centrale américaine (Réserve fédérale, Fed),Ben Bernanke, se montre réservé sur la reprise de l'emploi aux Etats-Unis, pour Stéphane Deo, on est loin du scénario de l'année dernière. "Il ne faut pas oublierqu'il y a encore quelques mois, il y avait un risque systémique très important. On craignait le double-dip [récession en W], le défaut grec et le démantèlement de l'euro, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Avec 2, 2,5 % de croissance aux Etats-Unis cette année, on a une reprise qui tient", assure-t-il.
UN MARCHÉ DU CRÉDIT "TRÈS LIMITÉ"
Si les junk bonds sont moins tabous outre-Atlantique qu'en Europe, c'est parce qu'ils ont constitué, au début des années 1980, le moyen de financement privilégié aux Etats-Unis pour les petites entreprises. Ils ont également été très prisés des compagnies d'assurance et des fonds de pension durant cette période.
"Aux Etats-Unis, c'était l'époque du capitalisme totalement débridé, alors qu'en Europe, les investisseurs se montraient beaucoup plus prudents, sans compterque nous n'avions pas la même culture dans ce domaine. Et quand, cinq ans après, les junk bonds sont arrivés, de manière balbutiante, sur notre continent, c'était déjà la fin, avec la chute de la banque Drexel Burnham Lambert [provoquée notamment par "l'inventeur des obligations pourries", Michael Milken] et la crise qui s'en est suivie en 1989", souligne Fabrice Guez, stratégiste chez First Finance.
Un héritage toujours palpable, puisqu'"aux Etats-Unis, 70 % du financement des entreprises se fait sur les marchés", un ratio quasiment inversé en Europe, rappelle M. Robin. Plus pour longtemps, prévient-il, puisqu'on se dirige "vers une américanisation du système de financement des entreprises. Avec d'une part la crise qui incite les banques à réduire leur bilan et d'autre part la régulation qui incite les banques à moins prêter directement, les entreprises peuvent être tentées d'aller se financer elles-mêmes sur les marchés".
Preuve en est, pour la première fois depuis trois ans, le montant des obligations émises par les entreprises européennes a dépassé celui des emprunts qu'elles ont contractés auprès des banques (édition Abonnés). "Si l'on était très en retard par rapport aux Américains dans les années 1980, aujourd'hui, à quelques mois près, les junk bonds réapparaissent également en Europe, petit à petit", observe Fabrice Guez.
Pour Jean-François Robin, c'est un bon signe : "Le retour des actifs à haut rendement est plutôt positif. Cela va aider les jeunes entreprises françaises à se refinancer - ce qu'elles ont beaucoup de mal à faire aujourd'hui."
Un avis partagé par Stéphane Deo. "Le marché du crédit est très limité en Europe. Seules les grandes entreprises avec une bonne signature peuvent avoir accès au marché. Or, quand le financement d'une entreprise dépend quasiment d'une seule source, la société devient vulnérable si celle-ci se tarit. C'est pourquoi le retour des actifs pourris est une bonne chose, puisqu'il permet aux entreprises françaises de s'ouvrir au marché et donc de multiplier leurs possibilités de financement".
"TRANSPARENCE"
Reste à ne pas reproduire les erreurs du passé, comme le rappellent en choeur les économistes. "Ce n'est pas forcément mal d'investir sur une entreprise mal ou pas notée, toute la question est d'en mesurer les risques, de les contrôler et, surtout, de diversifier son portefeuille", argumente M. Robin. Avec le danger, sinon, de "provoquer un nouveau scénario de crise financière, si ce marché se développe trop", renchérit M. Deo.
"Dans les années 1980, les entreprises américaines vivaient au-dessus de leurs moyens. Elles pouvaient aller jusqu'à s'endetter à 40 %, alors qu'elles n'étaient pas capables de rembourser - c'est un processus équivalent à ce qui s'est passé dans le cas des subprimes ou avec la Grèce. Aujourd'hui, on n'est plus dans le même ordre de grandeur. Les entreprises s'endettent bien moins cher, à hauteur de 6 % ou 7 %, c'est soutenable en cas de pertes", considère quant à lui M. Guez.
Autre évolution notable dans le comportement des investisseurs, le délaissement de certains véhicules de financement, type CLO (collaterized loan obligation,agrégation d'un certain nombre de prêts aux entreprises via une structure ad hoc), qui ont complètement disparu... au profit des junk bonds.
"Je pense que les CLO ne sont pas prêts de réapparaître. Aujourd'hui, les investisseurs veulent de la transparence. L'avantage des junk bonds c'est que vous savez ce que vous achetez", juge M. Robin. Pour M. Guez, il faudrait même"changer le nom de ces catégories d'actifs. On passe de 'remboursable' à BBB- à 'jamais remboursé' à BB+. Il manque un niveau intermédiaire. Toutes les obligations dites 'pourries' ne le sont pas".
Anna Villechenon
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