quarta-feira, 27 de fevereiro de 2008

EQUIPAS EDUCATIVAS - PHILIPPE PERRENOUD

Travailler en équipe est un choix stratégique, pas un dogme

Professeur à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève, Philippe Perrenoud s’est beaucoup penché sur la question du travail en équipe au sein des établissements scolaires. « Plus vite dit que fait ! », nous dit-il, en pointant les différents atouts et conditions de réussite de l'exercice mais aussi ses limites.

Aujourd’hui, le travail en équipe des différents adultes (enseignants et acteurs de la vie scolaire) qui interviennent auprès d’une classe est largement encouragé, notamment pour lutter conte l’échec et la violence scolaires. Mais derrière l’injonction, la réalité des pratiques n’est-elle pas très diverse ?
Au sens strict, une équipe est un groupe constitué, identifié comme tel par l’organisation, dont les membres sont connus et qui fonctionne comme un acteur collectif. Les divers adultes qui interviennent dans une classe ne constituent pas, en ce sens, une véritable équipe. Ils forment éventuellement un réseau.
Qu’on parle d’un véritable collectif ou de coopérations bilatérales, la question de la réalité des pratiques se pose. La culture du management ne jure que par le travail d’équipe et la coopération, et les affiche donc dans les cahiers des charges et les organigrammes, ce qui peut favoriser de vraies coopérations en leur donnant un statut officiel, voire un caractère obligatoire. Mais il peut y avoir de larges écarts entre les pratiques réelles et ce qui est censé se passer. Coopérer n’est pas facile, les acteurs ne le font que s’ils y trouvent un sens. Sinon, ils font semblant.
Dans le système éducatif, ce n’est même pas nécessaire puisque la coopération est au mieux recommandée, jamais exigée ou alors de manière très limitée.

Quels bénéfices tant pour les membres de l’équipe, pour les élèves que pour la bonne marche d’un établissement peut-on attendre de cette forme d’organisation du travail ?
Travailler en équipe peut être la concrétisation d’un esprit et de valeurs communautaires, par exemple dans l’enseignement confessionnel. Mais en général, les enseignants choisissent de commencer ou de continuer à travailler en équipe parce qu’ils y voient des avantages par rapport à l’individualisme.
Des avantages pour les élèves, au service du bien commun ? C’est la réponse politiquement correcte. Il reste que peu d’enseignants travaillent durablement en équipe s’ils n’y trouvent pas leur compte, d’une manière ou d’une autre. Ce peut être dans un registre plus « égoïste » : rompre une certaine solitude, trouver un lieu de parole, échanger des idées, partager des ressources ou des tâches, faire à plusieurs ce qu’il est impossible de mener seul, se sentir soutenu dans les moments difficiles, faire front commun face à l’institution ou à l’adversité.
Cela n’exclut nullement des avantages pour les élèves : le travail en équipe est à terme favorable à la cohérence pédagogique et éthique, à la lutte contre l’échec et à la pédagogie différenciée, à la pratique réflexive et à l’innovation, donc à la qualité de l’enseignement. C’est une des sources positives de la stabilité relative du corps enseignant et de la constitution d’un établissement en communauté de travail fédérant des équipes.
Ces bénéfices montent en puissance au fur et à mesure que les fonctionnements collectifs deviennent plus efficaces et moins coûteux. Dans un premier temps, travailler en équipe prend plus d’énergie pour des résultats décevants. Il faut dépasser cette phase centrée sur la construction d’une équipe en quête de routines économiques, de modes de régulation efficaces, d’un équilibre satisfaisant entre fusion et individualisme.

Quelles sont les conditions suffisantes pour qu’émerge un véritable travail d’équipe ? Faut-il se fixer un projet précis, un objectif commun ? Faut-il une reconnaissance institutionnelle ? Est-ce que cela peut s’imposer ou doit-on rester sur la base du volontariat ? Comment régler les problèmes pratiques d’organisation ? Y a-t-il d’autres conditions ?
Lorsque l’équipe est imposée par l’organisation du travail, elle n’est pas invitée à définir ses propres buts, sa seule fonction est de mettre la coopération au service des finalités du système, en optimisant la division du travail, les synergies, la créativité, la flexibilité, etc.
Si c’est une équipe de volontaires, ses membres ont nécessairement un projet commun. Certes, il est censé s’inscrire dans le projet d’établissement, qui respecte lui-même les finalités du système éducatif, mais si l’équipe n’a pas de projet, elle n’a pas de raison d’être, en particulier lorsqu’elle se construit sans soutien de l’institution, voire en rupture avec elle, à l’image de certaines équipes innovatrices ou militantes.
Ce projet peut être plus vague, paradoxalement, si les équipes sont reconnues par l’institution, voire favorisées, par exemple dans le choix des horaires d’enseignement ou le regroupement des locaux, mais sans que tout le monde soit obligé de travailler en équipe. Il faut alors un projet, mais sans doute moins affirmé, moins combatif.
Lorsque l’appartenance à une équipe est réglée par l’organisation du travail, il n’y a ni choix mutuel des premiers équipiers, ni cooptation des nouveaux. On « fait avec » une composition décidée par l’encadrement. Chacun doit alors savoir travailler avec n’importe quel autre professionnel qualifié, qu’il ait ou non pour lui de la sympathie, qu’il partage ou non des valeurs ou une vision du métier.
Lorsque l’équipe est fondée sur le volontariat, elle suppose un contrat négocié entre équipiers, un choix mutuel, des rapports d’estime réciproque, voire d’amitié ou de complicité idéologique. Toutefois, les affinités électives évoluent et la pratique du travail d’équipe peut opposer et éloigner des enseignants qui se croyaient très proches, ou au contraire rapprocher des équipiers qui au départ ne se connaissaient pas très bien et n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Le choix mutuel, par ailleurs entravé par les modes de gestion du personnel, se fonde parfois sur des critères peu réalistes en regard de ce qui compte vraiment dans la coopération quotidienne. Il se peut qu’un accord sur le niveau de bruit ou de désordre tolérable dans une classe soit un préalable plus important qu’un consensus sur les orientations de l’Éducation nationale…
Il n’est pas toujours simple de créer une équipe, quelqu’un doit prendre l’initiative, donc courir le risque d’avoir l’air de chercher du pouvoir, tenter d’enrôler des collègues en leur demandant un surcroît de travail et de temps de réunion. Il est plus difficile encore de durer, de surmonter des crises, des conflits, des moments de découragement suivis d’un repli de chacun sous sa tente.

La constitution de véritables équipes éducatives peut se heurter à des résistances d’ordre institutionnel (changement dans le fonctionnement des établissements scolaires et dans les relations entre les différents acteurs de la communauté éducative). Comment les prendre en compte ?
Aussi longtemps que le travail d’équipe est l’exception, il perturbe la gestion du système, faite pour des individus interchangeables. Organiser les services, les emplois du temps, les locaux en fonction d’une équipe complique la vie du chef d’établissement. Associer une équipe au remplacement d’un équipier qui quitte l’établissement peut entrer en conflit avec d’autres règles, par exemple l’ancienneté.
Une équipe fonctionne comme un acteur collectif, défend son projet et introduit des demandes particulières : demandes de ressources ou de libertés supplémentaires, demande de soutien ou de facilités dans l’organisation du temps et des espaces de travail. Une équipe peut exercer autant d’influence qu’une collection bien plus nombreuse d’individus poursuivant des buts personnels.
Si le chef d’établissement considère les équipes comme des appuis bienvenus plutôt que des contre-pouvoirs menaçants, il assumera plus volontiers une gestion plus compliquée.
Le problème n’est pas plus simple pour l’inspection, si elle ne connaît que des individus alors que c’est un travail d’équipe qu’il faudrait évaluer. Quant à la législation, elle ne fait aucune place à la responsabilité collective et aux droits des équipes.
Si la coopération devenait la règle, la figure s’inverserait, les règles, les principes de gestion et les logiciels seraient progressivement conçus pour que l’institution puisse dialoguer avec des collectifs constitués et tenir compte de leurs besoins, sans être obligée de déroger ou de bricoler des solutions de fortune.
Les systèmes éducatifs actuels me semblent engagés dans une phase de transition : le travail en équipe n’est plus pestiféré, il apparaît même un gage de professionnalisation, mais les procédures d’attribution des postes, de gestion des carrières, d’évaluation restent pensées pour des individus. Peut-être est-ce dans le champ de la formation continue que les avancées sont les plus évidentes : dès la création des MAFPEN, certaines actions de formation ont été destinées à des équipes, voire élaborées en réponse à leur demande spécifique. On peut aussi signaler des efforts dans l’accompagnement d’équipes innovantes et parfois leur constitution en interlocutrices de plein droit, des instituts de formation des maîtres pour l’accueil de stagiaires en équipe.

La régulation interne d’une équipe ne s’improvise pas. De quelles façons régler la question du leadership, gérer les conflits, communiquer, afin que chacun de ses membres s’y retrouve ?
Les organisations qui imposent le travail en équipe nomment généralement un « chef d’équipe », parfois situé dans la ligne hiérarchique, parfois primus inter pares reconnu comme porte-parole de l’équipe. C’est à lui que revient la responsabilité de la régulation. Dans les équipes d’enseignants, ce rôle n’est pas institué et la tentation est grande de penser que des adultes sont parfaitement capables de s’autogérer.
Je crois au contraire indispensable qu’une équipe se donne un porte-parole qui la représente auprès d’interlocuteurs extérieurs : chef d’établissement, autres équipes, pouvoirs locaux, institutions de formation ou de recherche. Il est plus vital encore qu’elle désigne en son sein un animateur, un coordinateur, dont la tâche la plus évidente est de convoquer, de préparer et d’animer les réunions, de s’assurer que les décisions sont notées et mises en œuvre, d’être garant de la fidélité au projet et du respect du contrat entre équipiers.
Est-ce une fonction de service ou un véritable leadership professionnel ? Sans doute a-t-on besoin des deux, comme à l’échelle de l’établissement : un gestionnaire qui se soucie de « faire tourner la boutique » et un visionnaire, qui tire en avant. On ne trouve pas toujours une personne réunissant ces qualités et lorsque cela se produit, cela peut l’installer durablement dans le rôle et lui donner trop de pouvoir. Un leader qui a trop d’idées et trop d’avance sur le groupe peut devenir une sorte de « tyran » ou de Surmoi et finir par incarner le projet contre ses auteurs.
Une équipe casse lorsqu’elle ne sait pas gérer les conflits, tolérer d’immenses différences en dépit du projet commun, faire avec des rythmes de vie et de travail asynchrones et accepter des périodes de marée basse entre des périodes d’effervescence. Un leader infatigable et omniprésent peut être une source d’épuisement ou de culpabilisation des équipiers moins disponibles ou énergiques.
Peut-être faut-il privilégier un « leadership distribué » dont un animateur serait la plaque tournante. Une équipe bénéficie d’un animateur sensible à la diversité, soucieux que chacun trouve sa place et puisse s’exprimer, attentif à divers équilibres, gérant la tension structurelle entre individualisme et collectivisme, entre soucis de la vie quotidienne et projet à long terme, entre visions différentes, entre degrés inégaux d’implication, allant des équipiers qui investissent tout dans la vie d’équipe à ceux qui protègent leur autonomie et leur vie privée.
Il serait cependant naïf d’attendre d’un seul animateur qu’il prenne en charge à lui seul la régulation du fonctionnement de l’équipe. C’est une responsabilité collective, qui doit reposer sur une culture partagée de la coopération et de ses aléas. Dans la vie d’un collectif, il y a inévitablement des divergences, des conflits, des crises, des moments de déstructuration. Cela n’a rien d’anormal. L’essentiel est de savoir les gérer et les dépasser. Au besoin en se faisant aider par un médiateur externe, au minimum en instituant des moments de régulation ; un simple « ça va, ça va pas » peut faire surgir des frustrations ou des agacements à gérer.
Il importe aussi de résister à la tentation de l’acharnement thérapeutique. Une bonne équipe sait décider de sa propre dissolution, plutôt que de se laisser mourir à petit feu, dans le non-dit, ou d’éclater dans un conflit majeur. Pourquoi maintenir une équipe dont le sens n’est plus évident pour les équipiers ? Qu’une équipe meure « de sa belle mort » ne la dévalorise pas.
Au long de sa carrière professionnelle, un enseignant peut faire partie de plusieurs équipes, fort différentes. Il peut s’autoriser des phases d’individualisme alternant avec des phases d’investissement dans un collectif. Bref, travailler en équipe est un choix stratégique, pas un dogme.

Pensez-vous qu’il faille réserver ce fonctionnement en équipe aux seuls établissements qui accueillent un public difficile ?
Dans les établissements de type ZEP ou REP, on n’a pas vraiment le choix, le travail en équipe semble une question de survie et de santé mentale, une condition pour avoir envie de rester, en affrontant les difficultés ensemble.
Certes, dans les établissements où tous les élèves apprennent avec aisance, la lutte contre l’échec n’est plus le moteur principal du travail d’équipe. Il y a cependant de moins en moins d’établissements qui accueillent un public « facile ». Et pourquoi attendre d’être dans des situations désespérées pour coopérer ? Si ce n’est pas pour assurer les apprentissages essentiels, supposés acquis, ce peut être pour contribuer au développement et à la qualité de vie de tous, élèves et enseignants, pour innover dans d’autres registres (travail interdisciplinaire, technologies, ouverture sur la cité, échanges, engagement dans de grands projets) ou encore pour mieux éduquer à la citoyenneté, domaine dans lequel on ne fabrique pas directement des inégalités de réussite scolaire, mais qui prépare à vivre ensemble. Que le défi soit l’éducation ou l’instruction de base, aucun établissement lucide ne se vantera d’avoir résolu tous les problèmes.

Échanger sur ses pratiques, réfléchir en commun à l’approche du métier, élargir son champ d’intervention au-delà de sa seule discipline... En fait, le travail en équipe n’induit-il pas une transformation de la profession d’enseignant ?
Sans doute. Rompre avec l’individualisme, c’est construire une nouvelle identité, développer de nouvelles solidarités et de nouvelles compétences. La coopération professionnelle est une des dimensions de la professionnalisation du métier d’enseignant. L’un des problèmes, c’est que l’image du métier reste très individualiste et de manière générale trop éloignée de la réalité du travail dans les établissements d’aujourd’hui. Rien ne garantit par conséquent que les jeunes enseignants sont plus spontanément portés à coopérer. Cela va dépendre de la place faite à cette dimension dans la formation initiale.

Doit-on alors introduire la dimension du travail en équipe dans la formation initiale ? Et si oui, de quelle manière ?
Si le système éducatif veut faire du travail d’équipe un pilier du renouveau de l’école et de la dynamique des établissements, alors il a deux tâches prioritaires : préparer les nouveaux enseignants à la coopération et soutenir dans ce sens ceux qui sont en place.
La formation initiale doit préparer à un exercice solitaire du métier aussi bien qu’à la coopération, puisque selon l’établissement dans lequel « tombent » les nouveaux enseignants, ils devront s’adapter pour cette simple raison que l’on ne coopère pas tout seul et que l’on peut difficilement demander à un débutant de prendre l’initiative de constituer une équipe.
La formation ne devrait pas marteler un appel à la coopération affichée comme valeur suprême, mais plutôt donner les moyens de coopérer à bon escient, en sachant ce qu’on peut en attendre et quand elle est plus efficace que le travail « chacun pour soi ».
Ce rapport pragmatique à la coopération me paraît essentiel. Encore faut-il que la formation didactique n’empêche pas les professeurs de concevoir des activités à plus large échelle que la classe, des projets, des modules, des semaines thématiques, etc. Il importe aussi de donner aux futurs enseignants des notions de psychosociologie des organisations.
Dans la culture professionnelle des enseignants, le pouvoir est un tabou, toute forme de leadership est suspecte de cacher une tentative de manipulation ou de normalisation, ou de servir un projet de carrière dans la voie hiérarchique. Si la formation ne prépare pas à accepter la confrontation et le conflit, si elle autorise à croire que l’éducation fonctionne sans pouvoir, si elle n’enseigne pas à dire non, à négocier des accords, à prendre des risques, la tentation du repli sera la plus forte. Il faut savoir défendre son autonomie lorsqu’elle est vitale aussi bien qu’accepter de la limiter lorsque l’action collective est préférable. Si le conflit est diabolisé, s’il crée des angoisses, des blessures et des fermetures irréversibles, la sagesse est de ne pas s’engager dans une action collective.
La formation continue peut faire le même travail et en outre offrir des ressources d’accompagnement des équipes dans des phases délicates – naissance, panne de sens, conflit majeur ou acte de dissolution.
Il faut évidemment que les modes de gestion des établissements évoluent vers la pleine reconnaissance des équipes, que la main gauche du système n’ignore pas ce que fait sa main droite.

Propos recueillis par Isabelle Sébert

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