Pour rencontrer le dernier des vrais keynésiens, il faut aller loin de l'Europe, quelque part à l'extrême pointe sud du détroit de Malacca. A Singapour. Il s'appelle Lee Hsien Loong. Il est premier ministre. Il reçoit à l'Istana, élégante demeure blanche des anciens gouverneurs britanniques, posée sur un gazon à la verdeur tropicale.
M. Lee est grand, distingué, courtois. Il observe sobrement, presque avec humilité : "Nous nous sommes plutôt bien sortis de la crise." Il n'y a pas une once de condescendance dans le propos tenu au visiteur venu de France. Pourtant, le message devrait intéresser tous les Européens.C'est celui des leçons à tirer d'une débâcle financière, quand la gueule de bois fait encore mal. Passé le tsunami qui ravagea leurs finances en 1997, nombre de pays d'Asie, soumis au plus diététique des menus du Fonds monétaire international (FMI), se sont juré : "plus jamais ça". Plus jamais un niveau d'endettement, public ou privé, qui vous prive de toute marge d'action au premier retournement de conjoncture. "Nous avons constitué des réserves, et encore des réserves", dit M. Lee.
Quand la crise 2008-2009 a frappé, Singapour a été le premier pays touché en Asie du Sud-Est. L'île-Etat est l'économie la plus puissante de la région. Singapour est l'un des plus grands ports du monde, le noeud du trafic régional, un gigantesque supermarché, un centre financier qui rivalise avec Hongkong, une industrie manufacturière de pointe - un PNB par tête de l'ordre de celui de la France. Une faiblesse : avec 5 millions d'habitants - dont près d'un quart sont des immigrés, de luxe ou du bas de l'échelle -, Singapour dépend totalement de la conjoncture extérieure.
Forte depuis le début des années 2000 (une moyenne de 7 %), la croissance s'est effondrée en 2008. Elle a repris en 2009 ; elle est franchement de retour cette année. "Nous avons puisé dans nos réserves, dans les provisions budgétaires accumulées précédemment", explique M. Lee. Et, contrairement à ce qui s'est passé en 1997, la variable d'ajustement - pour reprendre l'aimable expression des économistes - n'a, cette fois, pas été l'emploi : "L'Etat a pris en charge une partie des prélèvements pesant sur les entreprises ; en contrepartie, celles-ci, nationales et étrangères, ont pris en 2009 un engagement de non-licenciement." L'Etat avait les moyens.
C'est du John Maynard Keynes (1883-1946) dans le texte. Le Britannique, père de la macroéconomie moderne, préconisait : surplus budgétaires mis de côté par beau temps, dépenses publiques généreuses les jours pluvieux. L'Europe a oublié la première partie de la leçon.
Certes, indique M. Lee, rencontré à l'invitation de la Singapore International Foundation, "nous avons eu un déficit budgétaire de 4 % de notre produit industriel brut (PIB) en 2009".
Horreur ! "Je sais, je sais, je suis presque dans les critères de Maastricht, rigole M. Lee, mais, pour nous, c'est un déficit important. Nos finances publiques enregistrent en moyenne un léger excédent annuel, de l'ordre de 2 % du PIB."
Le premier ministre glisse, modeste : "Singapour n'a pas de dette nationale, nous émettons quelques bons du Trésor, pour le principe, pour constituer une réserve" - être présents sur ce marché, en somme...
On fera valoir que Singapour n'est pas un Etat-providence à l'européenne. Objection à moitié recevable. Ancienne colonie britannique indépendante depuis 1962 - juste après la Malaisie voisine -, Singapour n'est pas adepte du libéralisme économique - l'obsession du "moins d'Etat". Tout le contraire. Le succès singapourien, c'est du colbertisme autoritaire : l'Etat dirige le capitalisme, oriente les grands investissements, décide d'une partie du niveau de l'épargne privée.
L'Etat singapourien est l'émanation d'un régime de démocratie limitée. L'espace des libertés politiques y est encore des plus restreints. Le modèle a été façonné par Lee Kuan Yew. Père de l'actuel chef du gouvernement, aujourd'hui âgé de 88 ans et gratifié du titre de "mentor minister", Lee Kuan Yew a fondé le Singapour moderne. Celui-ci émerge lorsque la Fédération malaise, formée en 1963, se scinde en 1965 : d'un côté, la Malaisie à majorité malaise ; de l'autre, Singapour à majorité chinoise (75 %).
En 2010, Singapour, avec 3 % de chômeurs, connaît le quasi-plein-emploi. Ici, tous les clichés "asiatisants" sont vrais : dynamisme, optimisme, inégalités, faim de succès, etc. Doublé de la leçon de finances publiques reçue au palais de l'Istana, ce tableau devrait laisser le visiteur venu d'Europe - vous savez, ce continent en déclin et quasi-faillite financière - dans un état d'accablement prononcé. Bon pour se consoler à la Tiger, l'excellente bière locale ! Pas tout à fait.
Car il faut aussi aller en Asie pour saisir l'importance de l'Europe. Premier partenaire commercial de l'Asie du Sud-Est, l'Union européenne y est aussi le premier investisseur, devant la Chine et les Etats-Unis - dans cet ordre.
La crise de l'euro fait la "une" de la presse, les malheurs de l'union monétaire font plonger les Bourses d'Asie. "La récession en Europe pèse sur nous, dit M. Lee. Nous exportons plus en Europe qu'aux Etats-Unis. Si la demande faiblit durablement chez vous, cela affectera l'économie mondiale, c'est mauvais pour nous."
L'Europe est un contrepoids souhaité au géant chinois, qui suscite à la fois enthousiasme et crainte. L'économie de la Chine a contribué à une rapide sortie de crise. Mais la montée en puissance de Pékin inquiète aussi. Complexe, la relation sino-américaine est en devenir. Il y a une place à occuper. Mais "vous nous délaissez un peu, note M. Lee, maniant l'euphémisme. On a le sentiment que, pour l'Europe, l'Asie, c'est la Chine et le Japon, et c'est tout".
Depuis combien de temps un président français ne s'est pas rendu dans la région, dans le bouillonnement d'une Asie du Sud-Est en croissance ? Depuis longtemps.
Courriel : frachon@lemonde.fr
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