quinta-feira, 29 de maio de 2014

L’Europe a besoin d’un nouveau moteur idéologique et moral 

Jorge Semprún. « L’Europe a besoin d’un nouveau moteur idéologique et moral »

La crise que traversent la Grèce et l’Europe inquiète Jorge Semprún, l’une des incarnations de l’esprit européen. Ex-ministre de la Culture de Felipe González, déçu du communisme, cet ancien résistant déporté à Buchenwald déplore la panne philosophique et morale du Vieux Continent. Il réfléchit aux conditions de sa renaissance.

À quoi bon risquer sa peau ? Perspetiva de um seguidor de Espinosa


À quoi bon risquer sa peau ?


Engagez-vous, qu’ils disaient ! Cent ans après la Première Guerre mondiale, pour qui, pour quoi serions-nous prêts à donner notre vie ? C’est la question posée par Radio France. Partenaire de cette grande enquête, Philosophie magazine a soumis cinq témoignages à Pierre Zaoui, pour qui toute prise de risque possède un arrière-plan métaphysique.

PIERRE ZAOUI

Philosophe, il est directeur de programme au Collège international de philosophie et enseigne à l’université Paris-7-Diderot. Il est notamment l’auteur de Spinoza, la décision de soi (Bayard, 2008) et de La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010). Il a récemment collaboré au Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés (sous la direction de Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc, Bayard, 2012). Dernier ouvrage paru : La Discrétion (Autrement, 2013).
Pourquoi les dissidents politiques ukrainien et iranien, le photographe des marges, le pompier ou le sportif revenu de l’extrême réunis ici ont-ils risqué leur vie ? En temps de crise, en terrain de guerre, la raison s’impose. On se bat pour ses idées et naturellement pour se défendre, sa famille et soi-même. C’est l’exigence de l’histoire qui nous rattrape. Mais dans nos sociétés de confort, le risque serait-il devenu une expérience de soi, une intensification de l’existence voire un luxe ? Pas seulement.
Le philosophe Pierre Zaoui distingue un fond métaphysique à toute prise de risque. Auteur de Spinoza, la décision de soi (Bayard, 2008), de La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010) et de La Discrétion (Autrement, 2013), il suit avec respect et circonspection nos témoins le long de leur ligne de crête. Il s’interroge avec eux sur les sommets et dans les gouffres. Mais attention, pas de moraline ! Car, au fond, nulle grande idée de l’homme ou de la vie n’a guidé ceux qui ont eu le courage d’aller au-delà, en risquant ou en donnant leur vie. Alors, à quoi bon ? Témoignages et explications.

L'Étrange Cité des Kabakov: utopie en temps de crise

L'Étrange Cité des Kabakov: utopie en temps de crise

Ilya et Emilia Kabakov sous la Nef du Grand Palais © Réunion des musées nationaux-Grand Palais / Photo de Mirco Magliocca
Pour sa sixième édition, Monumenta invite à pénétrer une “Étrange Cité”. Conçue par le couple Kabakov, deux artistes russes contemporains, cette “installation immersive” revient aux sources de l'utopie.
« Le monde de la culture est une utopie ». Comprendre, l’utopie est son domaine. C’est la conviction et le cheval de bataille du couple Kabakov, Emilia et Ilya, deux artistes contemporains russes, exposés au Grand Palais, pour la sixième édition de Monumenta. Qui mieux, après Anish Kapoor ou Anselm Kiefer, que les Kabakov pour emplir les 13 500 m2 du Grand Palais ? Les deux plasticiens sont en effet des pionniers de l'installation totale.

 
Celle présentée cette année au Grand Palais, intitulée L’Étrange Cité, renoue avec les grandes utopies – pour temps de crise – et propose une déambulation dans une construction fantasmée quasi labyrinthique, armant les ressorts de l’imaginaire collectif. « ÉrigerL’Étrange Cité, c’est insister sur l’expérience plutôt que sur la forme du projet, en vous demandant de ralentir votre course dans la vie réelle, et de faire appel à vos émotions, vos sens, vos souvenirs »,ajoute Emilia Kabakov.
Le parcours introduit dans une enceinte, à l’intérieur de laquelle, cinq bâtiments circulaires abritent un « Musée vide », un « Centre de l’énergie cosmique », une salle consacrée aux « Manas »… Avec ses références fabuleuses, son ambiance tantôt mystérieuse, tantôt surannée ou enfantine, l’installation sollicite tous les sens. Peintures, maquettes, dessins, sons, espace… Tradition russe selon les Kabakov : en Russie « tout le monde parle mais personne n’écoute », confient-ils dans un entretien à Beaux Arts Magazine. Il faut donc sans cesse attirer l’attention. Les Kabakov en ont fait un art… contre le divertissement.
L'installation « immersive », selon les mots du Peter Sloterdijk
« se révèle comme l’instrument le plus puissant dont dispose l’art contemporain pour placer des situations d’encastrement en tant que telles dans l’espace d’observation […].On ne surestime pas ce processus lorsqu’on le décrit comme un ébranlement des situations ordinaires de désignation. Alors que l’exposition d’art traditionnelle présentait avant tout des objets extraordinaires encadrés ou déposés sur un piédestal, l’installation présente à la fois l’encastré et l’encastrant : l’objet et son lieu sont présentés dans le même geste d’empoignement. L’installation crée ainsi une situation qui ne peut être perçue que par l’entrée de l’observateur dans l’encastrant et eo ipso par la dissolution du cadre et le nivellement du piédestal. Le désencadrement de l’œuvre invite le visiteur à abandonner l’observation et à plonger dans la situation. » (Sphères III, Écumes, article rédigé à l’occasion de la documenta de Kassel, en 1992).
Quelle est la situation de L’Étrange Cité ? Avec son enceinte circulaire, elle rappelle celle du Soleil, de Tommaso Campanella(1602), la théocratie en moins, mais avec une égale aspiration au divin, ou plus justement au métaphysique, à l’angélique – une figure récurrente chez les Kabakov. Métaphysiques, mais pas politiques. Pas d’idéologie dans leur utopie. Eux qui sont nés dans le terreau soviétique, s’en sont déracinés. Artistes hors-sol, émigrés en Amérique, il leur reste toutefois un goût de nostalgie, non pour un régime oppressif et liberticide à l'évidence, mais pour une ambition et un rêve. Emilia Kabakov le souligne : la chute de l’URSS à la fin des années 1980 correspond à la fin des grands récits et des rêves collectifs d’organisation de la société, dont participait le communisme, charriant avec eux une certaine idée de l’homme. Désormais, l’individu contemporain est englué dans la réalité, pied et poings liés au présent du monde. Ainsi François Furet concluait-il son essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Le Passé d’une illusion : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser. D’ailleurs, personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. »
Ilya et Emilia Kabakov n’ont pas tout à fait perdu leurs illusions, qu’ils subliment dans des projets « étranges ». Étrange, étrange… à prendre au pied de la lettre : qui rend différent, qui met à l’extérieur. Mais à l’extérieur de quoi nous enferment au juste les murailles de cette cité imaginaire, à défaut d’être idéale ? À l’écart du cynisme de la réalité. On reproche parfois aux Kabakov leur naïveté, voire une propension pour le kitsch. Da, et alors ? Paul Ricœur, qui n’est pas précisément un romantique ni un rêveur, écrit :
« L’effet que produit la lecture d’une utopie est la remise en question de ce qui existe au présent : elle fait que le monde actuel paraît étrange. Nous sommes ordinairement tentés d’affirmer que nous ne pouvons pas mener une autre vie que celle que nous menons actuellement. Mais l’utopie introduit un sens du doute qui fait voler l’évidence en éclats... L’ordre qui était tenu pour allant de soi apparaît soudain étrange et contingent. Telle est la valeur essentielle des utopies. A une époque où tout est bloqué par des systèmes qui ont échoué mais qui ne peuvent être vaincus... l’utopie est notre ressource. Elle peut être une échappatoire, mais elle est aussi l’arme de la critique. »
Les deux artisans de cette cité l'ont rêvée comme une échappatoire – ménageant un espace de retrait, ce lieu de mémoire que devrait être étymologiquement une œuvre « monumentale » (du latin monere, se rémémorer), un abri anti-cynique à l’intention des humanistes. Le visiteur pourra-t-il en faire « l'arme d'une critique »? Voire.

Monumenta 2014 : l'étrange cité d'Ilya et... par Rmn-Grand_Palais
 
Car cette édition de Monumenta est déceptive pour qui vient explorer une œuvre spectaculaire. Kabakov n’est pas Kapoor ou Kiefer. Mais si Monumenta n’est pas bouleversante ni même grandiose, elle intéressera comme phénomène. De quoi ce rêve postmoderne d'utopie en temps de crise est-il le nom ? En 1980, Norbert Elias s’interroge sur les conditions d'émergence de l'utopie comme représentation dans un opuscule récemment republié, intitulé UtopieIl la définit comme « une représentation imaginaire d'une société qui contient des suggestions de solutions, désirables ou indésirables selon le cas, à un problème ».  Elle peut tout autant contenir une aspiration future qu’une critique du temps présent, « des rêves où des désirs et des peurs se mêlent les uns aux autres »: utopie blanche ou utopie noire. Les Kabakov ne sont pas que des rêveurs. Revenus de l’union soviétique et attentifs aux défis de l’époque, ils ont conçu deux chapelles à l’extérieur de l’enceinte de la Cité Étrange, qui bordent le chemin vers la sortie. L’une blanche, l’autre noire. Ces lieux sacrés rappellent les deux versants de l’utopie, ses bords.
 

Emilia Kabakov présente L'étrange cité au Grand... par Rmn-Grand_Palais

Faut-il s’aimer soi-même ?

Faut-il s’aimer soi-même ?

© Elene Usdin pour PM
Notre époque a son évangile qui se formule ainsi : « Aime-toi toi-même et le reste te sera donné de surcroît. » Aux esprits critiques qui pointent le venin égoïste d’une telle proposition, il est répliqué que nul ne peut aimer autrui s’il n’est d’abord porté par un solide amour de soi. Mais, comme le remarquait Rousseau, la sympathie innocente à son propre égard a vite fait de tourner à l’orgueil mortifère. D’où l’intérêt d’éclairer les différents visages de l’amour de soi. L’auto-adoration, d’abord, qui pousse Narcisse à se noyer dans son propre reflet et incite certains à s’abîmer devant leur profil Facebook. Le pari pragmatique d’une estime de soi, ensuite, qu’illustrent les meilleures séries made in USA. Plus martiale est l’option consistant à se sculpter patiemment : expérimentée par les stoïciens, actualisée par Foucault comme mode de résistance au pouvoir et reprise aujourd’hui par le coaching. À moins que, enfin, nous ne nous tournions vers les sagesses orientales qui nous invitent à prendre le problème par l’autre bout : s’aimer juste assez pour, à la fin, s’oublier.

quarta-feira, 28 de maio de 2014

Sentimentos Acráticos, Empatia e Autoconsciência

Afetos, Emoções

Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble

Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble

Les Français sont pessimistes et négatifs, si bien que les réformes les mieux conçues peinent à trouver l’adhésion parce qu’elles butent sur le soupçon. Comment y remédier ? En favorisant la confiance, qui rend le jugement plus serein en puisant à deux sources : notre propre expérience du passé et la confiance que d’autres nous témoignent. Synonyme de grandeur perdue pour les Français, l’histoire récente est d’un piètre recours à cet égard. Mais une volonté politique peut, avec confiance et ténacité, susciter un milieu favorable en ravivant le sens du vivre-ensemble, cette humeur qui rend l’avenir désirable. Cela suppose d’agir pour la liberté, en desserrant des contraintes, et d’agir par la norme contre ce qui s’oppose à cette liberté. Cette méthode conduirait à passer l’une après l’autre les réformes envisagées au tamis des conditions de la confiance qu’on se propose maintenant d’envisager.
Rétablir la confiance en économie : humaniser l’échange. Parce qu’il tend à centrer l’attention sur les biens échangés en la détournant des personnes, l’échange marchand favorise l’indifférence, le cynisme, le soupçon. Rétablir la confiance invite à privilégier la dimension de reconnaissance entre des protagonistes qui, symboliquement, se donnent dans ce qui est échangé. La confiance en soi comme en l’autre se nourrissent alors mutuellement, suscitant la confiance en la relation, le projet, l’avenir. A rebours de l’extension croissante de la logique marchande et son action dissolvante sur la civilité et les solidarités, il s’agit de renouer avec le sens de l’action libre qui permet la rencontre.
La sphère du travail est aussi concernée. Aujourd’hui, l’obsession du reporting dissuade l’entraide informelle et disperse le collectif. Les politiques de rémunération globale minent le lien en rendant quitte de tout. De plus en plus, la condition au travail décrit une zone de survie, voire d’incivisme. Y rétablir la confiance requiert moins de compétition et plus de coopération. L’Etat-employeur pourrait s’en faire le promoteur exemplaire. Le travail ne peut être seulement le contraire du chômage. Il constitue l’une des formes de l’action en commun qui se déploie du cercle des proches au gouvernement de la Cité. Considéré sous cet angle, le demandeur d’emploi apparaîtrait au recruteur comme porteur d’une offre originale. Les bénéfices qu’on peut en attendre sont d’ordre économique (productivité, innovation, dynamisme des territoires...), social (création d’emplois) et politique, le travail retrouvant sa fonction de socialisation. En corollaire, cela requiert d’agir par la norme pour remettre la finance à sa place et moraliser l’économie afin qu’elle serve la collectivité au lieu de l’assujettir. Miser sur la visée du sens au-delà du seul bien-être pourrait constituer un nouveau Progrès, reprise rectifiée de celui en lequel la confiance s’est perdue : une pédagogie pour recommencer autrement en privilégiant les relations et les fins sur la technique et les moyens.
La confiance en politique : favoriser la reconnaissance. Le problème de la confiance en politique peut s’appréhender à partir du jeu de massacre que tendent à devenir les scrutins. Si, pour l’électeur, la tentation devient si forte de « sortir les sortants », c’est en partie du fait de ne pas se sentir assez partie prenante, faute d’avoir été sollicité plus souvent. Car la concertation entretient la confiance, qui donne sa chance à la durée. Cela milite pour développer la démocratie participative, limiter la politique professionnelle, miser sur la discussion, tant avec les électeurs qu’au sein des instances délibérantes, afin de favoriser la reconnaissance entre gouvernants et gouvernés. En eux-mêmes, l’action à plusieurs, le dialogue social et l’ échange non-marchand sont un apprentissage permanent du compromis. Il en émane une éthique qui puise dans la coopération un sentiment de cohésion. Par sa vitalité, la société peut ainsi devenir le milieu nourricier d’une humeur qui pointe en direction du rassemblement que visent par ailleurs les gouvernants. Cela conduit à revisiter toutes les instances qui

font médiation entre l’ Etat et le citoyen (syndicats, partis, associations...) afin de faciliter l’engagement dans les activités engendrées par le temps libre, lui-même à développer. L’enjeu est de raviver le sentiment d’un « nous » porteur d’une confiance en l’avenir qui retourne la peur de l’autre en peur pour l’autre. Réciproquement, les gouvernants peuvent contribuer à la confiance des gouvernés par une posture soucieuse d’actualiser sa légitimité à l’aune de ce sens du souhaitable qui émane de l’opinion, à concilier avec le sens du possible, qui incombe aux gouvernants. Cela conduit à rechercher l’adhésion par consentement et discussion, à travers un discours qui en appelle à la capacité du citoyen de voir loin, de grandir en autonomie. Par son souci de cohérence entre les paroles et les actes, entre ce qui est demandé à l’autre et exigé de soi, entre court et plus long termes, comme par sa visée d’un débat exigeant qui honore la Cité, ce discours tranche avec l’action brutale, la provocation, les petites phrases, l’esprit partisan. Pour que le débat ait lieu, encore faut-il qu’il fasse la part égale à l’expertise et aux convictions, au service d’un projet qui nous réconcilie, par la visée d’un récit, avec l’Histoire : celle d’une identité collective en devenir. Il y serait question d’une société qui équilibre le sens de son unité par celui de sa pluralité, qui concilie identité et altérité dans le compromis, égalité et liberté dans la fraternité. La règle générale instruite par l’expérience, la pratique du face à face au lieu de son évitement dans le formalisme, l’humanisation par le dialogue plutôt que décrétée d’en haut constitueraient un horizon par lequel le politique en appellerait à la société, avant de trancher.
Confiance et identité nationale. En France, l’ Etat s’ est construit au nom d’ un destin national voué à l’universel qui créait de l’unité par renoncement de ses composantes à leurs particularités. La construction européenne peut faire craindre à présent que l’Hexagone ne se fonde dans un ensemble encore plus vaste, perspective d’autant plus redoutée que le projet initial semble s’être dissous dans le marché. Tel serait le résultat de l’adaptation de la société française engagée depuis trente ans au nom de la « modernisation ». D’où le sentiment d’un marché de dupes qui s’empare de nombre de Français s’estimant abandonnés. Alors l’identité nationale se diffracte en une juxtaposition d’identités sociales, culturelles, corporatistes, dans une humeur victimaire et revendicatrice chargée de ressentiment tant envers le passé qu’envers le collectif. Le dépit empêche de discerner dans le chemin parcouru les motifs qui donneraient confiance en ce « nous » que nous sommes aujourd’hui. Mais la réplique peut venir d’une reconnaissance mutuelle entre les parties du tout, sous l’égide du politique. Réconciliée avec elle-même, la société française porterait alors un regard plus serein sur l’expérience passée, tandis que le futur ne serait plus à craindre. Il en émanerait une nouvelle grandeur française, bien différente de celle que la nostalgie va chercher « avant-guerre ». Dès 2014, elle puiserait par exemple aux fraternisations transfrontières des tranchées, à la faveur des commémorations de la Grande guerre, et autres visions porteuses d’une souveraineté partagée.
Et le chômage ? Et cependant il y a le chômage de masse. La défiance des Français s’y enracine, et tous deux font désormais partie du système. Dès lors, pense-t-on, l’enjeu nous dépasse car il désigne la société de l’exclusion tout entière. Aussi bien, c’est la raison instrumentale, qui traite à grande échelle l’humain comme un moyen, qu’il faudrait remettre à sa place. Or les réformes systémiques sont impossibles. Et modifier les modes de pensée ne se décrète pas. Serait-ce même légitime ? Pour autant, on ne peut soigner le mal indépendamment de son biotope. Cela incite à compléter les mesures techniques par une thérapeutique que la société s’administrerait à elle-même en surmontant crispations et raideurs dans le compromis ordinaire. C’est ce que font peut-être sans le savoir les sociétés à faible taux de chômage. Raviver le vivre-ensemble permettrait de lutter à la fois contre le manque de confiance et contre le chômage de masse par une manière d’agir par « métamorphose » (E. Morin), « transformation silencieuse » (F. Jullien) ou de « proche en proche » (P. Ricœur). Certes, sur ce chemin, surgissent des contraintes et des risques. Mais pour l’heure, il importe de porter la contradiction au néolibéralisme sur le terrain qu’il fait passer pour le sien, celui de la liberté, en rappelant que, si la liberté vaut pour tous, elle a pour corollaire la fraternité au moins autant que le marché.
Pierre-Olivier Monteil
Chercheur associé au Fonds Ricœur 

O Capital

Manifesto Convivialista

Síntese do Manifesto convivialista

Síntese do
Manifesto convivialista
Declaração de interdependência[1]

Jamais a humanidade dispôs de tantos recursos materiais e competências técnicas e científicas. Considerada em sua globalidade, ela é rica e poderosa, como ninguém nos séculos anteriores poderia imaginar. Nada comprova que ela esteja mais feliz. Porém, nenhuma pessoa deseja voltar atrás, pois todos percebem que, cada vez mais, novas possibilidades de realização pessoal e coletiva se abrem todos os dias.

Mas, por outro lado, ninguém pode mais acreditar que essa acumulação de poder possa prosseguir indefinidamente, tal qual em uma lógica de progresso técnico inalterada, sem se voltar contra ela mesma e sem ameaçar a sobrevivência física e moral da humanidade. As primeiras ameaças que nos assaltam são de ordem material, técnica, ecológica e econômica. Ameaças entrópicas. Somos muito mais incapazes de sequer imaginar respostas para o segundo tipo de ameaças. Ameaças essas de ordem moral e política. Ameaças que podemos qualificar como antrópicas.

O problema primordial

A constatação está aí: a humanidade soube realizar progressos técnicos e científicos fulgurantes, mas ela permanece ainda incapaz de resolver seu problema essencial: como gerir a rivalidade e a violência entre os seres humanos? Como incitá-los a cooperar, permitindo-lhes ao mesmo tempo se opor sem se massacrar? Como criar obstáculos à acumulação de poder, de agora em diante ilimitada e potencialmente auto-destrutiva, sobre os homens e sobre a natureza? Se a humanidade não souber rapidamente responder a essa questão, ela desaparecerá. Muito embora todas as condições materiais estejam reunidas para que ela prospere, contato que tomemos definitivamente consciência de suas finitudes.
Dispomos de múltiplos elementos para resposta: aqueles que sustentaram ao longo de séculos as religiões, as morais, as doutrinas políticas, a filosofia e as ciências humanas e sociais. E as iniciativas que seguem no sentido de uma alternativa à organização atual do mundo são inumeráveis, produzidas por dezenas de milhares de organizações ou associações e por dezenas ou centenas de milhões de pessoas. Essas iniciativas se apresentam sob nomes, sob formas ou em escalas infinitamente variadas: a defesa dos direitos do homem, do cidadão, do trabalhador, do desempregado, da mulher ou das crianças; a economia social e solidária com todas suas componentes: as cooperativas de produção ou de consumo, o mutualismo, o comércio justo, as moedas paralelas ou complementares, os sistemas de troca local, as diversas associações de apoio mútuo; a economia da contribuição digital (Linux, Wikipedia etc.); o decrescimento e o pós-desenvolvimento; os movimentos slow foodslow townslow science; a reivindicação do buen vivir, a afirmação dos direitos da natureza e o elogio à pachamama; o altermundialismo, a ecologia política e a democracia radical, os indignadosOccupy Wall Street; a busca por indicadores de riqueza alternativos, os movimentos de transformação pessoal, de simplicidade voluntária, de abundância frugal, de diálogo de civilizações, as teorias do care, os novos pensamentos dos communs etc.
Para que essas iniciativas tão ricas possam se contrapor, com força suficiente, às dinâmicas mortíferas de nosso tempo e para que elas não sejam confinadas a um papel de simples contestação ou de atenuação, torna-se crucial reunir suas forças e suas energias, daí a importância de destacar e nomear o que elas têm em comum.

Do convivialismo

Elas têm em comum a busca por um convivialismo, por uma arte de viver juntos (con-vivere) que habilita os humanos a cuidar um dos outros e da Natureza, sem negar a legitimidade do conflito, mas fazendo dele um fator de dinamismo e de criatividade. Um meio de evitar a violência e as pulsões de morte. Para encontrar esse meio, precisamos, a partir de agora, e com toda urgência, de uma base doutrinal mínima partilhável que permita responder simultaneamente e em escala planetária, ao menos, a quatro questões essenciais (mais uma):

- A questão moral: o que é permitido aos indivíduos esperar e o que devem eles se proibir?
- A questão política: quais são as comunidades políticas legítimas?
- A questão ecológica: o que nos é permitido retirar da natureza e o que devemos lhe restituir?
- A questão econômica: qual quantidade de riqueza material nos é permitido produzir, e como devemos produzir, de modo a sermos coerentes com as respostas dadas às questões moral, política e ecológica?
Cada um é livre para adicionar ou não a essas quatro questões aquela concernente ao sobrenatural ou ao invisível: a questão religiosa ou espiritual. Ou ainda: a questão do sentido.
Considerações gerais:

A única ordem social legítima universalizável é aquela que se inspira em um princípio de comum humanidade, de comum socialidade, de individuação e de oposição ordenada e criadora.

Princípio de comum humanidade: acima das diferenças de cor de pele, de nacionalidade, de língua, de cultura, de religião ou de riqueza, de sexo ou de orientação sexual, há somente uma humanidade, que deve ser respeitada na pessoa de cada um de seus membros.
Princípio de comum socialidade: os seres humanos são seres sociais para quem a maior riqueza existente é a riqueza de suas relações sociais.
                Princípio de individuação: em conformidade com os dois primeiros princípios, a política legítima é aquela que permite a cada um afirmar da melhor maneira sua individualidade singular em devir, desenvolvendo sua potência de ser e de agir sem prejudicar a dos outros.
Princípio de oposição ordenada e criadora: porque todos têm vocação para manifestar sua individualidade singular, é natural que os humanos possam se opor. Mas só é legítimo fazê-lo enquanto isso não coloca em risco o plano da comum socialidade que torna essa rivalidade fecunda e não destrutiva.

Desses princípios gerais decorrem:
Considerações morais

O que é permitido a cada indivíduo esperar é o reconhecimento de sua igual dignidade para com todos os outros seres humanos, é ter acesso a condições materiais suficientes para levar a cabo sua concepção de vida boa, respeitando as concepções dos outros
O que lhe é proibido é cair em desmedida (a hubris dos Gregos), i.e. violar o princípio de comum humanidade e por em perigo a comum socialidade
Concretamente, é dever de cada um lutar contra a corrupção.
                 
Considerações politicas
Na perspectiva convivialista, um Estado, ou um governo, ou uma instituição política nova só podem ser tidos como legítimos se:
- Respeitam os quatro princípios de comum humanidade, de comum socialidade, de individuação e de oposição ordenada, e se facilitam a realização das considerações morais, ecológicas e econômicas que deles decorrem;
Mais especificamente, Estados legítimos garantem a todos seus cidadãos mais pobres um mínimo de recursos, uma renda básica, seja lá qual for sua forma, que os protege da abjeção da miséria, bem como impedem progressivamente aos mais ricos, via instauração de uma renda máxima, de cair na abjeção da extrema riqueza, ultrapassando um nível que tornaria inoperantes os princípios de comum humanidade e de comum socialidade.

                Considerações ecológicas
                 
O Homem não pode mais se considerar como dono e senhor da Natureza. Tendo em conta que longe de se opor a ela, ele faz parte dela, ele deve estabelecer com a Natureza, ao menos metaforicamente, uma relação de dom/contra-dom. Para legar às gerações futuras um patrimônio natural preservado, ele deve assim devolver à Natureza tanto ou mais do que dela toma ou recebe.

                Considerações econômicas
Não há correlação comprovada entre riqueza monetária ou material, de um lado, e felicidade ou bem-estar, de outro. O estado ecológico do planeta torna necessário buscar todas as formas possíveis de prosperidade sem crescimento. É necessário para isso, em uma perspectiva de economia plural, instaurar um equilíbrio entre Mercado, economia pública e economia de tipo associativo (social e solidária), dependendo se os bens ou os serviços a serem produzidos são individuais, coletivos ou comuns.

               
Que fazer?

Não podemos negar que, para obtermos êxito, será necessário enfrentar forças consideráveis e terríveis, tanto financeiras quanto materiais, tanto técnicas, científicas ou intelectuais quanto militares ou criminosas. Contra essas forças colossais e frequentemente invisíveis e ilocalizáveis, as três principais armas serão:
A indignação experimentada em face da desmedida e da corrupção, e a vergonha, sendo necessária ser sentida por aqueles que diretamente ou indiretamente, ativamente ou passivamente, violam os princípios de comum humanidade e de comum socialidade.
O sentimento de pertencimento a uma comunidade humana mundial.
- Muito além das “escolhas racionais” de uns e de outros, a mobilização dos afetos e das paixões.

Ruptura e transição
Toda política convivialista concreta e aplicada deverá necessariamente levar em consideração:
- O imperativo da justiça e da comum socialidade, que implica a supressão das desigualdades vertiginosas irrompidas no mundo desde os anos 1970 entre os mais ricos e o resto da população
- A preocupação de dar vida aos territórios e às localidades, e assim de reterritorializar e de relocalizar o que a globalização desterritorializou e deslocalizou em demasia.
- A absoluta necessidade de preservar o meio ambiente e os recursos naturais.
- A obrigação imperiosa de fazer o desemprego desaparecer e oferecer a todos uma função e uma atribuição reconhecidas entre as atividades úteis à sociedade.
A tradução do convivialismo em respostas concretas deve articular, na prática, as respostas à urgência de melhorar as condições de vida das camadas populares, e de construir uma alternativa ao modo de existência atual tão carregado de múltiplas ameaças. Uma alternativa que cessará de fazer crer que o crescimento econômico ilimitado ainda poderia ser a solução para todos nossos males.

Claude Alphandéry, Geneviève Ancel, Ana Maria Araujo (Uruguai), Claudine Attias-Donfut, Geneviève Azam, Akram Belkaïd (Argélia),Yann-Moulier-Boutang, Fabienne Brugère, Alain Caillé, Barbara Cassin, Philippe Chanial, Hervé Chaygneaud-Dupuy, Eve Chiapello, Denis Clerc, Ana M. Correa (Argentina), Thomas Coutrot, Jean-Pierre Dupuy, François Flahault, Francesco Fistetti (Itália),Anne-Marie Fixot, Jean-Baptiste de Foucauld, Christophe Fourel, François Fourquet, Philippe Frémeaux, Jean Gadrey,Vincent de Gaulejac, François Gauthier (Suíça), Sylvie Gendreau (Canadá), Susan George (Estados Unidos), Christiane Girard (Brasil), Françoies Gollain (Reino Unido), Roland Gori, Jean-Claude Guillebaud, Paulo Henrique Martins (Brasil), Dick Howard (Estados Unidos), Marc Humbert, Éva Illouz (Israel), Ahmet Insel (Turquia), Geneviève Jacques, Florence Jany-Catrice, Hervé Kempf, Elena Lasida, Serge Latouche, Jean-Louis Laville, Camille Laurens, Jacques Lecomte, Didier Livio, Gus Massiah, Dominique Méda, Margie Mendell (Canadá), Pierre-Olivier Monteil, Jacqueline Morand, Edgar Morin, Chantal Mouffe (Reino Unido), Osamu Nishitani (Japão), Alfredo Pena-Vega, Bernard Perret, Elena Pulcini (Itália), Ilana Silber (Israel), Roger Sue,  Elvia Taracena (México), Frédéric Vandenberghe (Brasil), Patrick Viveret, Zhe Ji (China).

[1] Esse texto é a versão resumida do Manifesto convivialista, publicado em 14 de junho de 2013 pela editora Le Bord de l’eau (40 págs, 5€). Os leitores que compartilharem dos princípios expostos podem declarar seu apoio no seguinte endereço na internet: http://lesconvivialistes.fr orhttps://www.facebook.com/LesConvivialistes

CRIATIVIDADE NA POLÍTICA II

Richesse/Inégalités

Thomas Piketty: «Le passé dévore l’avenir»

Pour Thomas Piketty, le poids du capital et du patrimoine dans l’économie tend à creuser les écarts entre les hommes de manière stable et durable. Face à ce sombre constat, l’impôt est-il le bon levier ?

THOMAS PIKETTY

Il est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et professeur à l'École d'économie de Paris. Ses travaux ont inspiré les thèmes de campagne du candidat Hollande à la présidentielle de 2012. Il vient de signer Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013).

Publié dans

Philosophie magazine #74
74
24/10/2013
Votre livre, Le Capital au XXIe siècle, propose une histoire longue de la répartition des richesses depuis la révolution industrielle. Quels sont les éléments nouveaux que vous avez mis à jour ?
Thomas Piketty : Souvent, en économie, on a beaucoup de théories et très peu de faits. Je préfère procéder autrement : rassembler un grand nombre de faits et en tirer quelques conclusions théoriques simples. Pour reconstituer l’histoire du capital depuis deux cents ans dans une trentaine de pays, je me suis basé sur deux séries de données. Les revenus, d’abord : le flux annuel de richesse produite dans chacun de ces pays. Les patrimoines, ensuite : le stock de richesse qui se transmet de génération en génération. L’idée est qu’en confrontant les deux, vous mesurez le poids du capital accumulé dans le passé par rapport à la richesse produite au présent. Mais comment accéder à ces données ? Pour les revenus, nous ne disposons de données objectives que depuis qu’existe l’impôt sur le revenu, qui est, on l’oublie souvent, une création toute récente. En France, elle date de juillet 1914. Aux États-Unis, de 1913 ; au Royaume-Uni de 1909. Or, l’impôt sur le revenu ne consiste pas seulement à faire contribuer chacun aux dépenses de l’Etat à proportion de ses moyens; c’est aussi  un outil de connaissance et de transparence démocratique. C’est  le seul moyen de connaître les revenus et les fortunes. Pour le patrimoine, deuxième source de mon enquête, nous disposons en revanche de sources bien plus anciennes – les déclarations successorales existent presque depuis la nuit des temps et ont été systématisés par la Révolution française. Depuis toujours, pour faire valoir que vous êtes propriétaire d’un bien, vous êtes obligé de produire des documents. Quoi qu’il en soit, le résultat de cette confrontation entre revenu et patrimoine est assez évident : dans un monde de croissance faible, il existe une tendance lourde qui pousse le patrimoine à prendre une importance démesurée par rapport au revenu, une tendance potentiellement déstabilisatrice pour les sociétés démocratiques modernes.

«Quand le patrimoine prend une importance démesurée par rapport au revenu, cela peut déstabiliser nos sociétés démocratiques modernes»

Thomas Piketty

Une tendance qui heurte de front nos représentations de l’économie…
Dans les sociétés traditionnelles, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’importance prépondérante du patrimoine est une chose évidente pour tout le monde. La totalité des patrimoines privés de ceux qui possèdent des biens s’élève à six ou sept années du revenu annuel global. C’est encore le cas, à la fin du XIXe siècle et à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais cela s’est effondré au cours du XXe siècle, en grande partie du fait des deux grandes guerres et des politiques redistributives mises en place après-guerre. En 1950, la totalité des patrimoines privés ne vaut plus que deux à trois années du revenu national. Cet effondrement du patrimoine a entretenu l’idée d’un dépassement structurel du capitalisme qui nous aurait fait passer à un capitalisme sans capital ou sans capitalistes. C’était une illusion. Depuis trente ans, la  courbe est repartie à la hausse. En 2010, le patrimoine total des pays comme la France ou l’Angleterre se situe à nouveau autour de cinq à six années de revenu national. Par-delà le changement dans l’origine de la fortune – terrienne au XVIIIe siècle, industrielle au XIXe, financière et immobilière au XXe – la même logique d’accumulation et de concentration du capital est à l’œuvre.

Pour Marx, c’est le travail qui est au fondement du capital et qui peut opérer le renversement du capital. Dans votre analyse, il semble que le capital se reproduise et s’entretienne tout seul et puisse le faire durablement…
Mes conclusions sont en un sens plus sombres que celles de Marx. Le système peut se stabiliser dans l’inégalité extrême. Marx nous dit que le rendement du capital va finir par s’effondrer. Eh bien non, en dehors des périodes exceptionnelles comme les guerres, le rendement du capital peut se stabiliser à un niveau structurellement plus élevé que la croissance. Cela ne pose pas de problème du point de vue de la stricte logique économique. Mais cela peut impliquer un degré d’inégalité et de concentration de la fortune peu compatible avec nos valeurs démocratiques. Or le bilan du XXe siècle révèle que c’est davantage la guerre que la démocratie qui nous a permis de limiter les dérives ultra-inégalitaires du capitalisme. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les élites économiques et financières ont refusé toutes formes de régulation des marchés et toutes formes d’impôt progressif. C’est parce qu’il a fallu financer la guerre que la France adopte en juillet 1914 son premier impôt sur le revenu, à un taux très faible de 2 % – une réforme que le Sénat bloquait depuis vingt ans !  

«Le capitalisme recèle en son cœur une logique patrimoniale. Qui peut s’imposer sans limite si elle ne rencontre pas des freins puissants»

Thomas Piketty

Le capital serait en train de dévorer l’économie réelle. Mais aujourd’hui, le taux de rendement de l’argent ou des actions sans risques est pourtant assez faible…
L’épargne bancaire rapporte peu, en effet. Mais ce n’est pas comme cela que le gros du capital est placé. Le capital, c’est d’abord l’immobilier. Il compte pour moitié des patrimoines. Pour apercevoir le rendement d’un appartement, il faut multiplier le loyer par douze et diviser ce montant par la valeur de l’appartement. Là, vous avez le rendement du patrimoine immobilier qui avoisine en général les 3%, voire 4% ou parfois davantage, en ajoutant la plus-value de l’appartement. Que vous l’occupiez, en vous épargnant un loyer, ou que vous ayez un locataire, cela revient au même. Dans tous les cas, l’immobilier rapporte de 3 à 4% par an en pourcentage de la valeur. Les actions et autres parts dans les entreprises, qui constituent l’autre grande forme prise par les patrimoines, sont plus risqués et rapportent davantage (de 6 à 7% en moyenne sur longue période). Si l’on confronte le taux de rendement du capital au taux de croissance de l’économie, qui mesure à quel rythme les richesses globales nouvelles augmentent, la comparaison est sans appel. En général, en dehors des périodes exceptionnelles, la croissance est très inférieure au taux de rendement du capital. Elle avoisine les 1% plutôt que les 4%.

Face à la crise actuelle, on attend beaucoup de la croissance, dont le retour devrait permettre de retrouver du jeu. Qu’est-ce que votre analyse sur le long terme permet de dire sur ce point ?
Elle permet de ne pas se faire d’illusions. Pour avoir connu les Trente Glorieuses, on tend à croire qu’une croissance à 4% est toujours possible. C’est en réalité exceptionnel. Hormis les périodes de rattrapage comme celles qu’ont connues l’Europe des années 1950 ou la Chine aujourd’hui, aucun pays en tête de l’économie n’a jamais dépassé une croissance de plus de 1,5%. Et cela, même à l’époque de la révolution industrielle, avec toutes les innovations techniques introduites par des nouvelles sources d’énergies comme le charbon ou l’électricité. Mais 1%, c’est déjà énorme quand on y pense ! Pour se représenter concrètement ce que représente un point de croissance, il faut la projeter sur trente ans : un taux de 1% sur trente ans, cela fait qu’en une génération un tiers de l’économie et des métiers se renouvellent. C’est gigantesque… mais c’est inférieur au taux de rendement moyen du capital. On bute là sur cette loi presque naturelle qui veut que les patrimoines issus du passé ont une importance plus forte que la croissance. Presque «naturellement», ils ont la possibilité de se recapitaliser plus vite que n’augmente la production nationale et les revenus qui en sont issus. Cela crée une contradiction interne à la logique d’accumulation du capital. Le passé dévore l’avenir et hypothèque les possibles pour ceux qui n’ont que leur travail pour rentrer  dans le jeu.

Les sociétés capitalistes seraient donc des sociétés d’héritiers ?
Disons que le capitalisme recèle en son cœur une logique patrimoniale. Qui peut s’imposer sans limite si elle ne rencontre pas des freins puissants.

«C’est uniquement quand le patrimoine atteint des proportions inouïes et inutiles du point de vue de l’économie que l’impôt progressif entrerait en jeu pour reprendre le contrôle de cette dynamique potentiellement explosive»

Thomas Piketty

La montée en puissance de cette logique patrimoniale depuis trente ans signifie-t-elle que nous avons-nous renoncé à rééquilibrer les choses?
La révolution néolibérale des années 1970, suivie de la chute du Mur de Berlin, ont nourri une foi sans limite dans le marché autorégulé, qui tendrait naturellement à comprimer les inégalités. D’après la théorie la plus optimiste, formulée par l’économiste américain Simon Kuznets (1901-1985) dans les années 1950, les inégalités seraient vouées à suivre une«courbe en cloche», d’abord croissante au moment où les grands changements industriels bouleverse les équilibres, mais ensuite décroissante au moment où elles produisent leurs effets bénéfiques. Comme le dit un proverbe anglo-saxon : la croissance «est une vague montante qui porte tous les bateaux». Avec le recul, on s’aperçoit que le recul observé par Kuznets était surtout dû aux guerres. Le patrimoine a depuis retrouvé ses couleurs. C’est une tendance inévitable… et utile. Le capital, c’est ce qui permet d’avoir des logements, des équipements, des investissements, etc.  Sauf qu’au-delà d’un certain seuil de concentration, cela devient inutile économiquement et potentiellement déstabilisateur socialement.

N’est-ce pas incompatible avec notre idéal méritocratique ?
C’est en effet perturbant. Ce qui a résolu la contradiction au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont tout remis à plat. En l’absence de chocs de cette nature, si la démocratie ne reprend pas le contrôle sur cette tendance naturelle qui pousse le taux de rendement du capital à être nettement supérieur au revenu, on aboutit à terme à des structures inégalitaires qui menacent le pacte social.

«On ne peut pas avoir la libre circulation des capitaux et des personnes sans avoir un minimum de coordination bancaire et fiscale»

Thomas Piketty

Comment faire pour y remédier ?
Plusieurs remèdes existent. L’impôt est le remède le plus civilisé: tous les citoyens se mettent d’accord pour établir harmonieusement des taux d’imposition en fonction des capacités de chacun, etc. Mais il y a des issues plus violentes. L’inflation, qui équivaut à un impôt sur le capital des pauvres. Le communisme qui réduit à zéro le rendement privé du capital : il n’y a plus de rentiers, mais il n’y a plus d’entrepreneurs non plus. Actuellement, on peut distinguer plusieurs modèles de régulation du capital. Le modèle autoritaire, russe ou chinois, encourage les oligarques nationaux à s’enrichir, mais les met en prison s’ils veulent modifier les règles du jeu, ou s’empare de leurs actifs s’ils veulent quitter le pays. Le modèle américain est plus intéressant parce qu’il est plus pacifique : c’est le modèle de la croissance démographique perpétuelle qui consiste à attirer la population du reste du monde. En deux siècles, les États-Unis sont passés de 3 à 300 millions d’habitants. C’est cela qui fait que l’héritage pèse moins lourd aux États-Unis. Mais le modèle n’est pas reproductible à l’échelle de la planète : une fois qu’on aura tous émigré aux États-Unis, on aura le même problème à résoudre… Il faut donc trouver autre chose : c’est le sens de l’impôt progressif sur le capital que je propose. Je dis bien progressif : il ne s’agit pas de taxer les nouvelles accumulations, ceux qui partent de zéro et qui commence à accumuler. Jusqu’à des montants importants, ils ne seraient pas taxés ou très faiblement. C’est uniquement quand le patrimoine atteint des proportions inouïes et inutiles du point de vue de l’économie que l’impôt progressif entrerait en jeu pour reprendre le contrôle de cette dynamique potentiellement explosive.

L’impôt n’est pourtant pas un outil très populaire aujourd’hui…
C’est normal. 50% du revenu national part en prélèvements fiscaux. Il est légitime et sain que cela soit discuté et critiqué. On est passé d’un État gendarme qui prélevait 10% du revenu national jusqu’à la Première Guerre mondiale, à un État providence qui prélève 50% de la richesse nationale. On ne va pas passer à 80% dans les décennies qui viennent. Le grand bond en avant de l’État ne va pas avoir lieu une deuxième fois. Globalement, on se dirige plutôt vers une stabilisation, mais cela n’interdit pas de réduire certains impôts et d’inventer de nouveaux outils fiscaux. Actuellement, étant données la prospérité des patrimoines et leur très forte concentration, si on veut que ceux qui n’ont que leur travail puissent entrer dans le jeu, accumuler un peu de patrimoine et devenir propriétaire, il faut réduire les prélèvements sur le travail, sur les salaires, sur la consommation, et augmenter en contrepartie les impôts sur les patrimoines déjà constitués. C’est toute la difficulté de notre époque et qui rend la sortie de crise difficile : il faut réformer le système fiscal existant tout en inventant des nouveaux outils, mais à masse globale de prélèvement constante. En comparaison, la crise des années 1930 était beaucoup plus facile à résoudre : l’extension indéfinie du périmètre de l’Etat était tout à fait envisageable.

«C’est en se connaissant mieux que les sociétés démocratiques peuvent agir sur elles-mêmes»

Thomas Piketty

Si un impôt progressif mondial sur le capital vous paraît utopique en l’état actuel, vous préconisez son instauration à l’échelle européenne. N’est-ce pas tout aussi utopique ? 
C’est pourtant vers de telles solutions que l’on se dirige, lentement, avec, par exemple, les négociations internationales sur les échanges automatiques d’informations bancaires. On observe également un mouvement vers l’impôt sur le patrimoine dans les pays d’Europe du Sud. L’Italie et l’Espagne sont les nations où le problème de la dette publique est le plus vif et où le niveau des patrimoines privés est le plus élevé. Pour y remédier, l’Espagne, gouvernée par la droite, a rétabli l’impôt sur la fortune qu’avait supprimé son prédécesseur socialiste. En Italie, Monti a voulu créer un, mais il a fixé un taux huit fois plus élevé sur l’immobilier que sur les actifs financiers, afin d’éviter que ces derniers ne sortent du pays. Résultat : l’Italien de base avec sa petite maison s’est trouvé huit fois plus taxé que le grand capitaliste avec un portefeuille financier. La mesure a été rejetée. Quant à la Grèce, tout le monde lui demande de faire payer des impôts aux riches, mais comment pourraient-ils y arriver seuls : en l’absence d’échange d’informations bancaires, il suffit aux Grecs concernés d’un clic pour envoyer leur argent d’une banque grecque à une banque française ou allemande. On bute sur une contradiction. On ne peut pas avoir la libre circulation des capitaux et des personnes sans avoir un minimum de coordination bancaire et fiscale. L’outil fiscal que je propose serait là pour boucler cette coordination. Il permettra d’abord de connaître l’état des richesses – ce qui est la première fonction des impôts : savoir qui possède quoi. Or les solutions à la crise financière sont limitées par le fait que les autorités n’ont aucune idée de qui possède quoi. C’est en se connaissant mieux que les sociétés démocratiques peuvent agir sur elles-mêmes.

«Je suis vacciné contre tout discours anticapitaliste paresseux. La propriété privée, le capital ne me pose aucun problème de principe»

Thomas Piketty

Pour résoudre la crise de la dette, vous préconisez également une imposition exceptionnelle et progressive sur tous les patrimoines privés. Est-ce la meilleure façon de réduire la dette publique ? 
Les Européens passent leur temps à se couvrir la tête de cendres parce qu’ils crouleraient sous la dette. Mais ils oublient qu’ils sont beaucoup plus riches que les autres continents, qu’ils ont bien plus de patrimoine et d’actifs financiers que de dettes, et que cette dette c’est eux-mêmes qui la possèdent.  Contrairement à l’image que l’on se donne d’une Europe qui serait possédée par les capitalistes étrangers, les Européens possèdent beaucoup plus d’actifs financiers dans le reste du monde que l’inverse. Le problème, c’est que l’on paie plus d’intérêts de la dette que ce qu’on investit dans l’enseignement et la recherche. Cela me fait penser au Royaume-Uni du XIXe siècle qui a dépensé davantage pour se rembourser ses dettes de guerre que pour financer son système d’éducation Cela n’a pas aidé le Royaume-Uni à entrer dans le XXe siècle…

D’un point de vue philosophique, votre analyse révèle, comme celle de Marx, une contradiction majeure au cœur du capitalisme ; cependant elle parie, comme celle de Tocqueville, sur la maîtrise du capitalisme par la démocratie. Alors, de quel côté êtes-vous : Marx ou Tocqueville?
Je fais partie d’une génération qui a eu 18 ans en 1989, et qui est devenu adulte avec la Chute du Mur. Je n’ai jamais eu aucune tentation pour le communisme, et je suis vacciné contre tout discours anticapitaliste paresseux. La propriété privée, le capital ne me pose aucun problème de principe. Mon inspiration, en-deçà de Marx et de Tocqueville, c’est l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Après avoir posé l’égalité naturelle entre les hommes, il stipule que «les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune». Le marché est nécessaire à condition d’en faire notre esclave et pas le contraire.